Néo spécimens, le nouvel inventaire

MARION RICHOMME — Texte d’artiste, 2015

Installation à l’atelier Alain Lebras, exposition « Si proche lointain », Nantes, Grès, porcelaines, faïences, dessin, photographies, 400 x 300 cm, 2014.

Ce qui aurait pu exister, vivre ou évoluer et se mouvoir sur cette terre, a vu le jour dans l’esprit exacerbé de Marion Richomme. Ses créatures, hybrides, indéfinies et étrangement familières sont alors figées dans la matière. Elle propose une alternative, une possibilité parallèle à l’évolution que nous connaissons. Raconter des histoires et implanter des espèces dans la grande théorie de l’évolution, devient un objectif surprenant et fascinant qui ne quitte désormais plus l’artiste. Nous découvrons dans son travail, une logique unifiée de la diversité de la vie.

Si elle ne cesse de rassembler, façonner, se réapproprier les formes et d’en créer de nouvelles, c’est dans une volonté d’inspiration naturelle qui vient se nourrir de l’inconnu et des fantasmes de collections chimériques. Son expérience créatrice évolue autour d’une forme de construction à la fois mystifiée et rationnelle, la coquille. Sur une invitation éthologique et artistique autour de cet objet-symbole, notre logique darwinienne, empreinte forte et collective, se prépare à être réinventée.
« Nous concevons la construction de ces objets, et c’est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent ; nous ne concevons pas leur formation, et c’est par quoi ils nous intriguent. »1

Inspirée des écrits de Paul Valéry, Marion Richomme réinterprète, la carapace et ses fondamentaux. Tantôt, protection, bouclier et abri, cette peau calcaire sert à échapper au danger, à le contenir, c’est une solution close. Cette démarche de réflexion et d’appropriation s’apparente à fixer une forme singulière, à la manière d’une archéologie créative.

En s’intéressant à un monde organique alternatif, l’artiste offre des possibilités d’interprétations modernes et inattendues. Notre esprit est bousculé, l’imagination suit son cours… Fabriquer une carapace, un os, une coquille ou un assemblage de vertèbres, c’est quelque part, déjouer ce que la nature à mis des millions d’années à parfaire et « dessiner ». Cette accélération temporelle est un prétexte à la création, mais avant tout, une expérience de l’illusion où solidité et fragilité des constructions ne nous pose qu’une seule question : « Et si ce spécimen avait existé ? »

Charles Darwin explique dans sa théorie, que si une espèce à un moment donné subit un changement, elle évoluera dans ce sens, la sélection se fait sur ce principe ; les possibilités se démultiplient. L’infinitésimal, sur des millions d’années, aurait pu faire évoluer une créature en néo spécimens richommiens.

Les coquilles de la scientifique-visionnaire ont surement abritées des espèces inconnues et maintenant, à l’état d’objets, elles se retrouvent exhibées sur un socle, sous verre, déclinées et nomenclaturées, rescapées du temps, spectres de la vie, devenues curiosités biologiques ; Les cornes, Les alcyons, Les polymorphes, Organes et Ectoplasmes, myriade de formes issues du récolement artistique.

Par l’élaboration de véritables procédés d’études hybrides, elle créée, définie et analyse de nouvelles espèces animales, végétales et minérales. Elle teste et révèle la matière, grave, creuse, pique, sillonne, ride, strie, aligne, répète… Par l’action artistique, elle tente d’étudier cette question, comment la forme naturelle se façonne-t-elle ? De quelle action résulte-t-elle ? Dans un mécanisme de modélisation, elle s’inspire de l’existant pour créer de nouveaux profils de carapaces et ainsi « maîtriser » la progression de ses espèces. Il s’agit bien là de l’intrigue d’une évolution fictionnelle. Marion Richomme ne cesse d’explorer cet état pour en façonner un univers et une conception biodiversifiée qu’elle injecte dans son travail telle une strate supplémentaire de mise en scène de ses prototypes fossilisés. La véracité archéologique et le trésor légendaire, la forme naturelle et l’objet de collection, l’imitation et la mutation ; tous ces éléments se côtoient dans le musée curieux de l’artiste.

Son microcosme est encyclopédique et influencé par la fascination du XVIIIe siècle pour les objets légendaires et la mythologie animale. Elle utilise le champ lexical des cabinets de curiosités pour présenter, dessins, sculptures et installations. Le bestiaire de Marion Richomme peut s’apparenter à deux des quatre catégories qui organisaient les collections, Naturalia, qui regroupe les créatures et les objets naturels (avec un intérêt particulier pour les monstres) et Exotica, qui regroupe les plantes et les animaux exotiques. Certains spécimens furent fabriqués, incluent dans les collections et mis en scène pour alimenter les rumeurs. Les surréalistes se sont prêtés à cette réinterprétation proposant ainsi, au-delà du cabinet de curiosité, un point de vue vers une évolution de la science et de ses influences dans les arts visuels.

En s’appropriant ce type de lecture anachronique, la plasticienne met en place une étude et un processus élaboré pour supposer l’existence d’espèces telles, Stomatopoda Solis, Khelona Cellula,  et leur développement sur des millions d’années. L’inventaire artistique emploie de vraies démarches scientifiques et les normes qui s’y appliquent ; planches de recherche, dessins, photographies et modélisations. Elle utilise les classements et les techniques de regroupements taxinomiques et systématiques afin d’inventer un nouveau stade du règne animal et cellulaire. La biologie et ses mystères sont révélés par la propre chronologie de l’artiste. Ses espèces  prennent la forme d’une imagination tactile en céramique et en grès, en faïence et en plâtre. Elles frôlent les faits scientifiques afin d’alimenter un doute certain, largement répandu par ses créations, quant à leur existence dans l’avenir de l’évolution. Stalactites calcaires et accumulations géologiques à la structure énigmatique, roche ou être vivant ? Tout se joue par l’ambiguïté. La créatrice s’inspire d’une réalité des origines afin de proposer une déclinaison archéologique liant l’art et la science ; deux champs finalement si proches qu’ils pourraient raconter une autre histoire de l’origine des espèces. Refaire le monde, le défaire, l’apprivoiser en forgeant son pendant, c’est ce que recherche Marion Richomme dans une sorte d’évasion de l’évolution. Ramener, l’art à la nature et la nature à l’art dans un spectacle brut, mis en scène, silencieux, où les enveloppes animales, telles des parures et des ornements participent à la première expérimentation d’une biodiversité artistique contemporaine.

  1. Paul Valéry, L’homme et la coquille, Gallimard, Paris, 1937. ↩︎