LA GLACIÈRE — Résidence – Édition, 2012
Muriel Joya, Audrey Martin, Thomas Rochon-Connetable
Chronique de l’Archive des Mondes
La Fin du Monde, ce qui aurait pu avoir lieu
« Nous vivons l’époque de la Fin du Monde mais cette fin ne signifie pas l’apocalypse. Elle signifie plutôt que nous avons commencé à accepter que notre univers soit en fait un plurivers, un monde de mondes. Nous avons besoin d’une nouvelle cosmologie pour accueillir tous les bouleversements de notre époque. Une cosmologie à hauteur de l’ordre du pluriel et du divers […] Une cosmologie obligée de constater la fin « du » monde au profit de la multiplication « des » mondes. Mais en passant de l’univers au plurivers, […] ce sont toutes les dimensions de la politique, de l’esthétique et même de la vérité qui se trouvent bouleversées. »1
L’espace contemporain se trouve aujourd’hui défragmenté et l’on se rend compte qu’on ne peut plus converger en un monde unique mais qu’il faut repenser le monde en allant vers des mondes pluriels, la création de multivers. « Le monde est habité de mondes qui rendent son unité désormais problématique »2
En s’appuyant sur le mystère d’une fin totale et collective, cette exposition explore la condition humaine (peur de la Fin du Monde et espérances de l’immortalité de l’âme) mais aussi la condition historique et les moments qui la définissent : « celui de l’archive, celui de l’explication, celui de la compréhension et enfin celui de la représentation »3
Cette représentation historique, de la Fin du Monde tant attendue, est proposée dans un dernier moment, celui de l’exposition. « La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification. »4
L’enregistrement du réel est un projet en perpétuelle évolution. C’est ce que nous cherchons à faire dans cette exposition avec une certaine ironie sérieuse : enregistrer par l’archivage d’exposition, l’instant, le réel et l’annonce de l’évènement de la Fin du Monde en archivant ce qui aurait pu avoir lieu.
Depuis toujours nous construisons de la fiction autour de la Fin du Monde. L’intérêt porté à cet « évènement » n’est pas un phénomène récent. Pour la civilisation occidentale, les origines remontent aux aspects judéo-chrétiens de l’eschatologie, l’étude de la fin ou du dernier. Au sein de ce projet, la frontière entre fiction et documentaire est complètement estompée : le geste de l’artiste vise à la déplacer pour poser des questions relatives aux représentations possibles de l’histoire contemporaine. Ce système d’archivage et de prédiction d’un moment aussi précis que « la Fin du Monde », présent dans tous les esprits et largement fantasmé, permet de proposer une autre lecture du statut de l’image. En la manipulant par l’action artistique, sa force de conviction, sa fonction initiale et son aura son détournés.
Ce moment d’exposition est marqué par l’histoire fondatrice du projet. En marquant un point de départ, un développement, une date et un lieu spécifiques, une certaine authenticité lui est conférée. La problématique de la conception même d’archive, de documentation et de fictionnalité est abordée sous la forme d’une chronique de l’image. Le système d’archive-fiction nous propose un moment de prédiction, une nouvelle forme d’archivage qui intègre le statut de l’image à l’espace d’exposition comme une véritable pièce à conviction, une opération historique de la Fin du Monde.
Lorsque quelque chose disparait nous faisons appel à la mémoire et surtout à l’image et la représentation. Nous procédons à un archivage du temps. Mais lorsqu’un monde disparait, que reste-il ? Quelle apparition ou restitution de l’image créons nous à ce moment précis ? Il s’agit ici de mettre en place le système-imagination pour documenter la Fin du Monde et participer à un regard qui appartient bien à ce monde mais d’une autre manière. En attendant cette Fin peut-être devrions nous faire participer notre regard autrement sans s’inquiéter de l’arrêt du temps. « On peut se laisser conduire de l’expérience du réel le plus habituel vers une expérimentation plus dangereuse et autrement coordonnée. »5
C’est ce que vont tenter de proposer les artistes de cette exposition. « Nous sommes aujourd’hui toujours en quête de signes que le monde va s’arrêter alors que les Mayas recherchaient au contraire des assurances que rien ne changerait, c’est un état d’esprit totalement différent.»6
La fin du monde n’est pas un accident, tout s’arrête simplement.
Apparemment l’apocalypse maya n’aura finalement pas lieu cette année ! Des archéologues américains ont découvert les plus anciens calendriers mayas connus, sur les murs d’une habitation au Guatemala. Et contrairement à la rumeur persistante qui affirmait que l’antique calendrier maya s’arrêtait le 21 décembre 2012, ceux-ci se prolongent. La découverte remet en lumière l’obsession de cette civilisation pour le temps. « Les anciens Mayas prédisaient que le monde continuerait et que dans 7 000 ans les choses seraient exactement comme elles étaient alors.»7
Il n’y a tout simplement aucune indication que les calendriers mayas s’arrêtent. Ces notions d’ordre et de désordre se retrouvent aussi dans la mythologie greco-romaine où le désordre entraînerait la catastrophe: qu’Atlas refuse de soutenir le monde et ce serait le chaos. Aujourd’hui « où que l’on porte le regard, on pressent déjà une hostilité à l’ordre, à tel point que la raison ne cesse d’être invoquée en remède, prothèse bancale d’une méthode susceptible de nous arracher à l’erreur et à l’errance de l’imagination inquiète. »8
L’image dorée, reflet des mondes
L’imagination prend sa place dans ce projet mais elle se base sur la mémoire collective et la transformation des données universelles toutes assimilées et digérées par les populations. Tout le monde voit les mêmes images et chacun se fait sa propre histoire. En regardant plus loin que les images, que les objets, que croit-on ? En adoptant le regard simple sur les images, la réception est reconsidérée et les imaginaires déstabilisés. En questionnant l’archive, symbole de mémoire, les artistes reconditionnent le statut de la mémoire à travers le travail de la lumière, de l’or et de l’espace. Que reste-t-il quand une information en chasse une autre ?
« L’histoire est un flux d’images et d’actions indissociables les unes des autres. »9
Le déplacement de l’image dans cette exposition ouvre d’autres voies de compréhension afin de montrer ce flux continu par le biais d’un glissement de l’image.
A travers l’histoire des origines et la « chronique » nous opérons un système de perception par la sélection d’images représentatives ou de repères chronologiques. En se basant sur ce système on peut se demander pourquoi et comment une image s’impose-t-elle à un moment donné ? « C’est la position du photographe qu’il faut questionner et pas seulement ce qu’il choisit de montrer. Une image n’est pas donnée, elle se prend (…) et cette prise implique un rapport de pouvoir, un rapport au pouvoir. »10
C’est ce rapport au pouvoir qui est développé dans le travail de Muriel Joya. Par la force de l’image d’actualité, le projet ouvre de nouvelles possibilités d’interprétations et propose une manière de procéder pour rendre compte de la construction idéologique des images de la « machine monde ». On observe Un rapport au pouvoir journalistique de l’image de l’objet de presse et de l’image médiatique, support de l’actualité et donc source de pouvoir. Un pouvoir tout aussi représenté par l’utilisation de l’or dans la pièce d’Audrey Martin. Nous basons toute notre économie sur ce métal précieux qu’est l’or. Mais d’où vient-il ? A travers cette exposition, La ruine M2K2 interroge les origines de l’or, son pouvoir et sa fascination. « « Pour trouver son origine il faut regarder vers le ciel »11
L’or est arrivé sur Terre il y a 3.8 Milliards d’années dans une pluie de météorites au moment de la formation de la planète. La collision de corps célestes a entrainé un dégagement de chaleur qui a fait fondre des métaux précieux. Ce magma a été attiré vers le noyau terrestre. Un incroyable trésor dort 3000 km sous nos pieds qui pourrait recouvrir toute la Planète d’une couche de 4 mètres d’épaisseur. Pourtant à la surface de la Terre, l’or se fait rare. C’est la deuxième vague de bombardements tardifs de météorites qui a laissé à la surface de la Terre les particules d’or, là ou se trouve aujourd’hui les gisements.
L’utilisation de l’or à travers l’histoire, lui à toujours conféré un pouvoir fort, une certaine fascination et une ambivalence éternelle. Nous avons acquis la capacité d’associer l’or aux légendes, aux croyances et à une dimension spirituelle : les sarcophages et l’orfèvrerie de l’Egypte Ancienne, où l’or est le symbole du Dieu Râ, les icones et l’art byzantin, comme support pour figurer le Ciel, l’art des dorures de l’époque Baroque, etc. L’or, à travers toutes les époques à su représenter le Monde et ses aspects les plus puissants. Dans cette exposition, l’or créé une image, détourne la fonctionnalité en annonçant l’irréversibilité de la Fin des Temps.
La lumière pour les projections et l’or pour le ballon sonde, comme créateurs d’espaces dans ce projet, s’intègrent au système de «Chronique de la prédiction ». La sonde dans sa fonction initiale peut prédire la météo et les images de presse, toujours dans l’attente, dénoncent la conséquence sans fin. Par la transformation et le détournement, l’image est reflétée et la fonction première d’objets et d’évènements intégrés dans la mémoire collective sont reformatées, reconsidérés et déplacés de leur origine. Les images de presse sont détournées de la même façon et proposent une autre vision de l’actualité de part leur nouveau statut d’images photographiques. Elles ne font plus seulement qu’informer, elles nous montrent également la vision de « plusieurs » mondes sur Terre.
Les chasseurs de sondes ne cherchent pas les sondes retombés sur terre pour récupérés les données météorologiques mais par simple plaisir de « chasse au trésor ». L’utilité première des sondes est vite oubliée et appliquée d’une autre façon. En cherchant leurs « trésors », ces chasseurs croient en quelque chose de plus grand que la météorologie, une image dorée.
L’objet et sa fonction première sont transformés et détournés. La « réplique doré » change la valeur et la vision que l’on se fait de l’objet utilisé, par le déplacement et la transformation physique de celui-ci. L’exposition propose au centre de sa réflexion, un degré de reproduction plus élevé de l’image. En changeant complètement de statut, l’image va jusqu’à disparaître pour laisser la place à la lumière, fondatrice d’un espace nouveau et d’une image entropique. « L’Apocalypse ne dit pas que c’est la fin de tout: elle prédit un nouveau commencement et porte l’espoir d’un monde enfin dépouillé des défauts du nôtre, où il n’y aura plus d’injustices, plus de maladies, d’un monde en quelque sorte parfait. »12
L’actualité est contemporaine et prépare le passé. C’est une manière de fixer un regard sur son temps mais que voit-on ? A la veille de cette Fin des Mondes qui-a-t-il de réel dans les images et de réel dans l’art ? L’essentiel est invisible à nos yeux et tout ce qu’on ne voit pas est essentiel. En proposant une alternative documentaire au traitement de l’information, l’exposition apporte une définition purement personnelle de son actualité « Fin du Monde ».
- MARTIN Jean-Clet, Plurivers, essai sur la fin du monde, Puf, coll. Travaux pratiques, Paris, 2010. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- RICOEUR Paul ↩︎
- RANCIERE Jacques, « Les Paradoxes de l’art politique », in Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008. ↩︎
- MARTIN Jean-Clet, Plurivers, essai sur la fin du monde, Puf, coll. Travaux pratiques, Paris, 2010. ↩︎
- William Saturno, archéologue de la Boston University ↩︎
- Ibid. ↩︎
- MARTIN Jean-Clet, Plurivers, essai sur la fin du monde, Puf, coll. Travaux pratiques, Paris, 2010. ↩︎
- Gilles Saussier in Photojournalisme et art contemporain, Les derniers tableaux, dir. Gaëlle Morel, Paris, éditions des Archives contemporaines, Centre d’études poétiques, 2008. ↩︎
- Walter Benjamin in Photojournalisme et art contemporain, Les derniers tableaux, dir. Gaëlle Morel, Paris, éditions des Archives contemporaines, Centre d’études poétiques, 2008. ↩︎
- Matthias Willbold, “Where does all the gold come from?”, News from the University of Bristol, Septembre 2011. ↩︎
- Entretien de Jean-François Mayer par Isabelle Eichenberger, « 2012 : la fin du monde ou le salut ? », Swissinfo.ch, Janvier 2012. ↩︎