SENS DESSUS, SENS DESSOUS — Entretien
Léo Bioret : Lire entre les lignes de tes œuvres, c’est avoir accès à tes règles du jeu.
Irma Kalt : Je travaille avec beaucoup de règles du jeu qui sont plus ou moins contraignantes et qui parfois me font perdre la partie. Je suis parfois obligée de capituler et de recommencer à zéro, de changer d’outils pour essayer d’arriver à mes fins, de trouver du sens et de développer une stratégie, mais c’est le jeu ! Je parle de l’échec car il est très intéressant. D’ailleurs quand je réussis du premier coup, c’est un échec ! Ce qui est beau c’est de se faire surprendre et accepter ce qui se produit. J’utilise un langage, celui de l’art abstrait et concret mais aussi les mathématiques qui guident mon travail dans l’épaisseur des lignes par exemple. Rien n’était laissé au hasard dans l’exposition : les rayures de Diva de 5 centimètres d’épaisseur revenaient dans les deux grands dessins bleus et le quadrillage des vêtements se décuplait d’un habit à l’autre comme une échelle constamment en évolution. Pour chaque œuvre je rédige mes règles du jeu qui sont récurrentes et s’accumulent. C’est le langage que j’utilise avec les formes.
L’exponentiel est au cœur de ma pratique comme le temps qui passe et l’endroit où l’on se trouve. C’est un réseau de coordonnées écrites qui sont des règles du jeu universelles et qui aident à la compréhension du monde. Mes propres règles de l’espace-temps ne sont obligatoires pour personne mais le sont pour les œuvres.
Léo Bioret : Dans l’exposition INTER_ tu présentais l’installation immersive, Où es-tu que fais-tu ? déclinée autour du motif du quadrillage.
Irma Kalt : Cette trame est utilisée de manière universelle. C’est un repère très juste, droit et précis à qui je fais faire un pas de côté grâce au plis qui permet de décliner le quadrillage dans l’installation.
L’idée de la forme géométrique simple est en effet un point de départ.
Dans l’exposition INTER_ j’ai choisi ce quadrillage et par extension des lignes qui se croisent, le carré. Sa précision est fracturée par les plis successifs pour lui donner une autre figure et une autre dynamique. Par ce geste du plis dans un tissus, dans de la maille ou bien dans mes dessins je propose un accès, un autre point de vue dans la compréhension de l’espace.
INTER_ était l’occasion de poursuivre l’expérience du quadrillage en le déclinant le plus possible dans un espace. C’est l’architecture du lieu et ses mesures qui ont contraint la proposition quadrillée multipliée sur différents supports. Je souhaitais sortir de la surface plane et arriver à faire de la sculpture.
Léo Bioret : Suspendues, les tentures très fluides ouvertes au centre invitaient à la traversée et à intégrer le volume découpé par la multitude de quadrillage.
Irma Kalt : C’est la deuxième fois que je détache le papier peint du mur. La première fois que le papier peint est rentré dans l’espace c’est pour l’exposition Cahier d’école à la galerie Mira en 2019.
La tenture était décollée du mur de seulement un centimètre ce qui était peu perceptible.
Il s’opérait un double jeu avec ce papier, peint, découpé et tissé. On retrouve ces différentes étapes de réalisation dans Où es-tu que fais-tu ?
Toutes ces opérations de faire et défaire rappellent l’histoire de Pénélope qui attend Ulysse et qui chaque jour tisse un linceul qu’elle détisse en secret chaque nuit…
Cette installation était pour moi le moyen de parler de la temporalité d’exposition mais aussi celle générée par l’oeuvre accrochée. En passant la première porte, un premier temps s’écoule, on entre alors dans le second espace puis dans le troisième. Ces trois étapes marquaient d’autant plus le fait qu’au bout, c’est fini, comme un point final au parcours à l’échelle d’une installation.
J’avais envie de travailler sur ce double emploi de l’espace qui révèle l’intérieur et l’extérieur dans ce projet. La façade de la pièce était donc noire et l’intérieur coloré. Je cachais la couleur au premier coup d’oeil comme si elle pouvait se révéler par le passage dans cette enveloppe quadrillée.
Le pli était quasi invisible, c’est le mouvement du corps qui générait le plis et qui découvrait la couleur au verso. C’est au tour du regardeur de faire un plis de côté, choisir de se tourner et d’adopter un angle. Là où il est normalement impossible de rentrer dans la deux-dimensions figée, Où es-tu que fais-tu ?solutionnait cette incapacité physique et théorique.
Léo Bioret : Quelle technique as-tu employée pour réaliser les deux faces des papiers peints, l’une noire et l’autre colorée ?
Irma Kalt : J’ai utilisé la même technique de chaque côté, de la peinture appliquée à l’aérosol. J’ai appliqué cette peinture noire dans un mouvement très chorégraphié sur de grands rouleaux de papier. Tout était écrit et j’avais en tête que chaque carré du quadrillage mesurait 10×10 cm j’ai donc tous les dix centimètres relevé systématiquement mon geste. A l’inverse le verso a été peint de manière très spontanée, sans protocole avec beaucoup plus de liberté dans l’application des peintures transparentes cyan, magenta et jaune. Leur superposition hasardeuse a créé beaucoup de nuances colorées. Dans chaque rouleau j’ai ensuite découpé toutes les bandes de un centimètre.
Léo Bioret : Niché entre les papiers peints, sur chaque mur de la salle que tu as investie, tu présentais une série d’eaux-fortes fraîchement réalisée.
Irma Kalt : Deux eaux-fortes de l’exposition tenaient le titre de l’installation Où es-tu ? dans un premier cadre et Que fais-tu ? dans le second, accrochées côte à côte.
J’ai créé une typographie avec des morceaux d’adhésif déchirés et quadrillés pour écrire ce titre.
Ce qui est fascinant dans cette série d’eaux-fortes c’est la frontière du noir qui rencontre le blanc. Pendant un bref instant sur quelques millimètres à peine, il n’y a ni l’un ni l’autre, comme une ombre. Cette frontière était expérimentée également dans l’eau-forte colorée où je me suis mise en difficulté en allant chercher cet entre-deux des couleurs. C’est un état qui est très dur à obtenir et très fragile. Cette gravure faisait le lien entre les couleurs du papier peint et les habits sur lesquels j’ai utilisé des fils de couleurs primaires et secondaires. Les eaux-fortes et les deux dessins au pochoir utilisent d’ailleurs un plis plus mathématique et plus mental que le tissus.
Léo Bioret : Parlons du plis à l’oeuvre avec, Depuis toujours, une grande tenture ré-assemblée et renommée pour l’occasion.
Irma Kalt : Cette grande tenture est composée de 6 panneaux indépendants qui peuvent s’assembler dans n’importe quel sens. C’est une œuvre que je montrais pour la seconde fois1. Les rayures dégradées du gris clair au noir sur le tissus sont disposées en diagonales, parallèles, soit dans un sens, soit dans l’autre. Dans la plus grande longueur on a deux fois la petite largeur. Enfin assemblée et à plat, cette tenture mesure 450×600 cm. Dans l’exposition nous avons fait le choix de la présenter à la verticale, le pan du bas reposant au sol à la manière d’un rideau trop grand et plié. Dans ce jeu cinétique les rayures grises alternant avec les zones de blanc troublent le regard, et créent des effets optiques.
On aurait dit une toile prête à être tendue sur un châssis, une peinture « libre » ! J’ai associé au titre Depuis toujours, Diva, car cette grande cape déroulée jusqu’au sol ressemblait à une sorte de manteau où de vêtement tombant, plein de plis habillant une artiste sur scène. La tenture dépliée avait un effet un peu dramatique. Une inquiétude de la disparition ou de la présence dont parle aussi Où es-tu que fais-tu ? Les vêtements brodés sur le banc accentuaient aussi la représentation d’une personne qui avait disparue à jamais où s’était simplement absentée quelques temps pour revenir.
- exposition collective, Nos doubles, galerie de l’école des beaux-arts de Nantes-Saint-Nazaire, Nantes, 2019. ↩︎