Garniture

SULLIVAN GOBA-BLÉ — Entretien, 2016

Sullivan Goba-Blé, Défilé, dessin, fusain, 2015.

Un échange régulier avec l’artiste nantais Sullivan Goba-Blé a rythmé et mené cette discussion pendant plusieurs mois. Le dialogue se construit sur la base d’une nouvelle expérience de l’entretien d’artiste par rebondissement

Sullivan Goba – Blé : Attiré, interpellé, obnubilé par le tas, l’accumulation en général, voilà une préoccupation plastique qui se place au centre de mes recherches. Celle qui tape à l’œil ou celle qui est on-ne-peut-plus désagréable. Y a t’il un intérêt certain ?
Ces choses qui s’amassent font bien partie de notre décor. Il s’agit de s’y pencher, sur la véracité du décor. Pourquoi faire ça et pourquoi se demander pourquoi faire tout ça… Forcément, pas besoin d’être aux Beaux Arts pour s’interroger.
Ce n’est pas pour rien que je voudrais être réincarné en mouche bleue. Au moins il y aura toujours de la matière à convoiter dont personne ne veut.
Et l’Art, dans tout ça… Toujours s’engager pour se mettre en retrait.
Peut être qu’à partir de ce moment, on ne peut qu’axer ses recherches vers une contradiction certaine. Tout en étant sûr d’avoir le doute.
Avec le tas. Un tas de données hétéroclites assemblées. Assembler mais comment? Y reconstruire une structure ? Structure de pensée, structure dans le tableau? Tableau, même pour un optimiste forcené, il faut s’y accrocher, à vouloir l’embellir. Il semble pourtant si facile de le salir. Pourtant, même si la ferraille rapporte, il y a forcément moyen d’apprendre à nager, sortir de l’eau et cueillir la fleur sur le fumier.
Chercher, scruter, être émerveillé de peu. Cueillir des faits et des denrées sur le tas. Ajouter des pierres à l’édifice. Le tas ramassé, organisé, rejeté. Le tas de pièces d’or convoité par les Rapetous et le tas de poubelles, le tas de cadavres et la dénomination « tas de merde » pour ton meilleur copain quand il t’énerve. Une accumulation de pacotille, de victuaille, le colis suspect, ou la marchandise convoitée ; Le tas, il prend toujours de la place. Il est envahissant. Qu’il soit symbolique ou physique, que ce soit celui qu’on construit pour mieux se débarrasser, ou celui qu’on organise pour garder précieusement.

Léo Bioret : As-tu déjà réussi à aller voir ce qui se passait derrière l’un de tes tas ? Lorsque tu nous fermes l’horizon, notre regard essaie en vain de percer tes  accumulations, tes densités, tes agglomérats et le noir qui les construit.
Dans cette quête de l’ouverture nous ne nous sommes même pas rendu-compte que l’imagination avait déjà parcouru des dizaines de kilomètres derrière tes palissades, tes montagnes de plis, tes temples de l’ombre et tes paquets sur pattes !
Nous avons réussi à nous échapper car tu as su capter notre désir d’ « au-delà ». C’est une délicieuse corruption de l’esprit qui s’opère soudain ! Si le tas s’impose, le « hors-champ » est encore plus puissant. Il appelle l’insaisissable, le contournement, le plan B, la survie, mais aussi la contemplation, le sublime et même nos instincts de  grimpeurs de l’extrême au pied d’un mur insurmontable !
Peindre ou dessiner une présence, car c’est d’une présence qu’il s’agit, est saisissant de suggestion. Lorsque chacun de tes univers intimistes est représenté par le vide, révélé par l’obturation, mis en lumière par la matière ; tes peintures prennent vie. L’esprit que tu as capturé sur la toile s’active tel l’esprit putride rejoignant les bains du Voyage de Chihiro. L’ambivalence est toujours là, à l’affût, prête à dévoiler sa folie et ses débordements mais aussi sa douceur et sa beauté. La noirceur est lumineuse, elle prend part à la mise en scène. Tes décors sont à l’abandon, véritables squelettes théâtraux, ils poursuivent leur vie hors du cadre.  Je n’ai pas encore réussi à leur trouver une fin.
Il faut forcément avoir un grain pour continuer à accumuler autant, empiler jusqu’à pousser les murs et détendre l’espace. C’est de cette obsession qu’est arrivée la création.  Ton grain est en fait multiple, poussiéreux, matérialisé sur la toile dans un nuage de charbon noir.  Chasseur de matière, tes prises sont souvent étonnantes ! Alors, t’es-tu déjà retourné sur l’un de tes tas lorsque tu l’as franchi, pour voir à quoi il ressemble de l’autre côté ?