SULLIVAN GOBA-BLÉ — Entretien, 2016
Un échange régulier avec l’artiste nantais Sullivan Goba-Blé a rythmé et mené cette discussion pendant plusieurs mois. Le dialogue se construit sur la base d’une nouvelle expérience de l’entretien d’artiste par rebondissement
Sullivan Goba – Blé : Attiré, interpellé, obnubilé par le tas, l’accumulation en général, voilà une préoccupation plastique qui se place au centre de mes recherches. Celle qui tape à l’œil ou celle qui est on-ne-peut-plus désagréable. Y a t’il un intérêt certain ?
Ces choses qui s’amassent font bien partie de notre décor. Il s’agit de s’y pencher, sur la véracité du décor. Pourquoi faire ça et pourquoi se demander pourquoi faire tout ça… Forcément, pas besoin d’être aux Beaux Arts pour s’interroger.
Ce n’est pas pour rien que je voudrais être réincarné en mouche bleue. Au moins il y aura toujours de la matière à convoiter dont personne ne veut.
Et l’Art, dans tout ça… Toujours s’engager pour se mettre en retrait.
Peut être qu’à partir de ce moment, on ne peut qu’axer ses recherches vers une contradiction certaine. Tout en étant sûr d’avoir le doute.
Avec le tas. Un tas de données hétéroclites assemblées. Assembler mais comment? Y reconstruire une structure ? Structure de pensée, structure dans le tableau? Tableau, même pour un optimiste forcené, il faut s’y accrocher, à vouloir l’embellir. Il semble pourtant si facile de le salir. Pourtant, même si la ferraille rapporte, il y a forcément moyen d’apprendre à nager, sortir de l’eau et cueillir la fleur sur le fumier.
Chercher, scruter, être émerveillé de peu. Cueillir des faits et des denrées sur le tas. Ajouter des pierres à l’édifice. Le tas ramassé, organisé, rejeté. Le tas de pièces d’or convoité par les Rapetous et le tas de poubelles, le tas de cadavres et la dénomination « tas de merde » pour ton meilleur copain quand il t’énerve. Une accumulation de pacotille, de victuaille, le colis suspect, ou la marchandise convoitée ; Le tas, il prend toujours de la place. Il est envahissant. Qu’il soit symbolique ou physique, que ce soit celui qu’on construit pour mieux se débarrasser, ou celui qu’on organise pour garder précieusement.
Léo Bioret : As-tu déjà réussi à aller voir ce qui se passait derrière l’un de tes tas ? Lorsque tu nous fermes l’horizon, notre regard essaie en vain de percer tes accumulations, tes densités, tes agglomérats et le noir qui les construit.
Dans cette quête de l’ouverture nous ne nous sommes même pas rendu-compte que l’imagination avait déjà parcouru des dizaines de kilomètres derrière tes palissades, tes montagnes de plis, tes temples de l’ombre et tes paquets sur pattes !
Nous avons réussi à nous échapper car tu as su capter notre désir d’ « au-delà ». C’est une délicieuse corruption de l’esprit qui s’opère soudain ! Si le tas s’impose, le « hors-champ » est encore plus puissant. Il appelle l’insaisissable, le contournement, le plan B, la survie, mais aussi la contemplation, le sublime et même nos instincts de grimpeurs de l’extrême au pied d’un mur insurmontable !
Peindre ou dessiner une présence, car c’est d’une présence qu’il s’agit, est saisissant de suggestion. Lorsque chacun de tes univers intimistes est représenté par le vide, révélé par l’obturation, mis en lumière par la matière ; tes peintures prennent vie. L’esprit que tu as capturé sur la toile s’active tel l’esprit putride rejoignant les bains du Voyage de Chihiro. L’ambivalence est toujours là, à l’affût, prête à dévoiler sa folie et ses débordements mais aussi sa douceur et sa beauté. La noirceur est lumineuse, elle prend part à la mise en scène. Tes décors sont à l’abandon, véritables squelettes théâtraux, ils poursuivent leur vie hors du cadre. Je n’ai pas encore réussi à leur trouver une fin.
Il faut forcément avoir un grain pour continuer à accumuler autant, empiler jusqu’à pousser les murs et détendre l’espace. C’est de cette obsession qu’est arrivée la création. Ton grain est en fait multiple, poussiéreux, matérialisé sur la toile dans un nuage de charbon noir. Chasseur de matière, tes prises sont souvent étonnantes ! Alors, t’es-tu déjà retourné sur l’un de tes tas lorsque tu l’as franchi, pour voir à quoi il ressemble de l’autre côté ?
Sullivan Goba – Blé : Et bien s’il s ‘agit d’un grain, c’est décidé, je ne suis pas celui qui le mouds. Mais s’il faut faire un effort, alors derrière le tas se côtoient certainement la princesse et le méchant loup, normalement caché derrière l’arbre. Ou encore Monsanto, Oncle Sam ou tout à la fois, et Big Brother.
Il ne s’agit pas que de menace, mais à l’heure où les affres collectives croient en l’allèle « voyou », il y a matière à se délecter du mensonge. C’est bien endimanché que l’éloquence du loup a le plus de portée. Dressé de manière un tantinet belliqueuse ou clairement goguenarde, je n’ose pas vraiment pousser ce tas que j’ai cherché à représenter. Même si sa structure n’est pas toujours consistante, il semble sûr qu’il ne faille pas dépasser les limites.
Hors, c’est une manière de la dresser et d’en parler, de cette limite. Une fois dépassée, l’idée d’affranchissement ne sonnerait pas t’elle faux ? À croire que ce tas si joli et à la fois si crasseux permet au public fantasmé de s’y vautrer à sa guise, et si possible de s’en emparer pour passer du temps à décrire au monde entier avec les épithètes les plus recherchés la virulence de sa pestilence. Quitte à ce que tout soit voué à être déformé, interprété, raillé, autant imaginer une flaque de bile noire dans laquelle flotte des arcs en ciel en plastique et autour de laquelle gravitent comme des satellites des nuées de paillons insolents. On apercevrait au fond une farandole de troubadours haineux et décidés qui prolifèrent des insultes dont la nature ne laisse aucun doute sur leurs sentiments. Construire et casser, ça doit aller de pair. Bâtir la destruction c’est toute une volonté vaine. Parler d’art aujourd’hui est parfois délicat et tabou, fragile et insensé. Les artistes s’expriment dans le spectaculaire et Van Gogh doit se retourner dans tous les sens. S’attaquer au tas, ça pourrait traiter d’une vacuité certaine.
Pire que tout, à moins que ce ne soit le ravin.
Léo Bioret : Le ravin, encore un gouffre, un trou noir, un antre béant qui tente une absorption discrète. Nous ne cessons de marcher et suivre le bord sans jamais oser tomber dedans, par peur de prendre ce risque. Un risque tout bien considéré, mais jamais tenté ! Frileux que nous sommes.
Et pourtant… La douce hypnose de tes nuances de noirs intenses nous a happés depuis longtemps. Nous perdons pieds au pourcentage de cacao près ! Nous avons suivis les points de fuite, contourner les silhouettes et dégager l’horizon.
Le noir est délicieux, emplit de rien, façonné de tout. Tu as su lui donner une matière fantastique à modeler. Le noir s’immisce dans tes mises en scène, il « perce » la toile et porte son ombre un peu plus loin, sur ta prochaine création. Il a sa place, une place de choix. Il s’empresse de s’étaler, de créer des formes, des amas de plis, de constructions et d’états : le noir de l’Apesanteur puis celui de la Chute, celui, sous-jacent des Parades puis celui des Façades. Le noir saisissant de la Surface et l’abyssal qui a Bouché les horizons. Le noir Escamoté ou physionomiste, le noir des Etats et celui d’un (E)tas. La noirceur décharnée et celle de l’évidence.
Lorsque, Sullivan, tu proposes « la banalité étonnante » ; notre comportement change. Ton mode d’emploi des formes quotidiennes a dépassé la simple contemplation. Nous sommes maintenant dans l’invitation, dans le noir, Soulagés…
A grands coups de synthèse soustractive nous voyons le noir. Il fait sombre dans l’obscurité et pourtant tout est clair quand tu maintiens le fusain et la pierre noire sur le papier.
Sullivan Goba – Blé : La connotation du noir, sa définition… Le noir, effectivement absence de lumière ou ici ajout de matière. Synthèse soustractive, ou alors c’est la nuit ou bien nous avons mis toutes les couleurs.
Je superpose les couches de fusain, il m’est arrivé dans un atelier de faire les cent pas entre chaque dessin (je travaillais sur quatre). Avec toute la poussière de fusain déposée au sol en béton ciré, le chemin entre chaque format était saturé de mes pas noirs. Plastiquement très intéressant. J’ai peut être passé plus de temps à regarder le sol qu’à ce que j’avais fait au mur.
Courir après l’idée de combler le vide ça semble être le leitmotiv de toute notre espèce.
Ici peut être le syndrome de Diogène n’est pas loin.
C’est décidé, une des prochaines séries s’appellera « carence ».
Le noir, ce serait quand même surtout l’ombre. Les phénomènes fascinants de l’ombre et de la lumière, qui préoccupent parfois les plasticiens (…). S’il y en a un auquel je suis particulièrement sensible, ce serait celui où une ombre peut devenir commune à plusieurs objets. Avec une lumière faible, des objets sont posés au sol. On ne distingue alors plus la limite de chaque élément puisque l’ombre « mange » sur chacun. L’ombre a alors la même nature sur les trois matières et devient presque une texture indépendante. Ce phénomène est quasi systématique dans mes travaux. J’ai déjà essayé de n’user que de ce principe, mais le support devient rempli et on ne voit plus rien.
Avant de faire des monochromes noirs, je compte bien pousser et continuer ce que j’ai commencé, tourner autour de cette préoccupation, devenue nécessaire. Je me demande comment j’ai pu vivre sans.
Par goût du contraire et de la pantalonnade, j’ai essayé de manipuler des confettis, qui ont la propriété d’être colorés et volatiles. Mais je me retrouve avec du noir, dense et saturé. J’y reviendrai.
La noirceur, sorte de vomissement, de rejet putride et informe associé à des thèmes vagues peut évoquer que nous ne sommes que de vilaines bêtes domestiquées dotées d’irrévérence, de regret et d’émerveillement. Vouloir chasser ces démons, ça ne peut pas aller de pair avec l’idée de se réconcilier avec ses émotions.
Léo Bioret : Et si nous confrontions notre discours à tes œuvres ? Puis-je te faire cette proposition ? Rencontrons-nous à l’heure qui te conviendra. Nous prendrons soin à l’avance de faire un choix raisonné quant à ce dessin qui devra nous écouter. Nous nous assiérons ou bien resterons debout face à lui. Nous parlerons de lui. Nous le soumettrons à notre jugement. Il sera réconfortant ou déroutant, passionnant ou avant-gardiste, triste ou loquace. Ce dessin nous fédèrera autour d’une parole et d’une anecdote qui marquera dans le temps, le moment où ta création nous aura perdu pour toujours dans les tréfonds de l’art. Nous perdons la notion du temps parfois. Chaque scénette imaginaire nous a souvent menés vers un pouvoir anthropomorphique de rongeur à grandes oreilles blanches portant binocles et grosse montre à gousset.
Tu as le temps de finir tes desseins ; le prochain n’est plus très loin.