ALL READY MADE — Édition, 2020-2023
Irma Kalt, Émeric Rousteau, Milena Massardier, Simon Bousquet, Hélène Duclos, Ricardo Martinez, Blandine Brière, Chloé Jarry, Anissa Allam-Vaquez, Annely Boucher, Etienne Poulle, Olivier Garraud, Clément Laigle, Olivier Petiteau, Charlotte Hubert, Cécile Benoiton, Johann Bertrand Dhy, Noémie Chauvet, Julien Go, Claire Hannicq, Marjorie Le Berre, Hannah Montoux-Mie, Julie Maquet, Régis Perray, Jeffrey Poirier, Amandine Portelli, Aude Robert, Thomas Rochon, Danny Steve, Manon Tricoire, Charlie Youle et Bevis Martin, Arthur Chiron, Julie Knaebel, Julien Nédelec, Laurent Tixador
Avant – propos
Autour d’un verre nous évoquons des rencontres d’artistes dans leurs ateliers et l’aperçu des premiers carnets ouverts, les opportunités de les manipuler et de les parcourir en compagnie des artistes. L’accès à ces coulisses insoupçonnés et inédits existent pour la première fois dans notre réflexion curatoriale.
De ces échanges naissent une série de questions envoyées à trente artistes car nous sommes curieux.se de connaître les habitudes et les coutumes du carnet d’artiste et de savoir ce qu’elles représentent.
Progressivement ce projet prend une ampleur régionale aux contextes hétéroclites : nous nous sommes retrouvés au coin du feu, masqués autour d’une table, parcourant des dizaines d’ateliers et appréhendant plus de carnets, sur un coin de table, assis en tailleur, invités ou invitant, recommençant un enregistrement, captant la vie de l’espace de travail, …
Carnet d’artiste 1 2 3 portent l’attention sur ce qui se passe avant la diffusion, avant l’exposition.
Dans l’édition, au fil de nos échanges, la parole des artistes apparait entre guillemets, parfois brute, parfois poétique, simple ou explicative. Nous trouvons dans leurs mots une façon d’écouter et de lire les carnets.
Mettre un échange entre guillemets affirme les mouvements et les enjeux de nos dialogues ou du monologue de l’artiste. Les citations, les extraits et les cueillettes peuplent ce livre afin de mettre en valeur ces temps de paroles et de rencontres nécessaire à la production d’un tel projet.
Carnet d’artiste2,
Lié.es par les mots
Dans le cadre de l’évènement « Carnet d’artiste2 » qui s’est déroulé à Angers du 28 janvier au 4 février 2022 et en parallèle des deux expositions simultanées, un temps d’échange dédié à la pratique du carnet d’artiste, sa temporalité et la récurrence du mot à l’intérieur de celle-ci a eu lieu. Invité·es par Léo Bioret et Hélène Cheguillaume, Régis Perray, Cécile Benoiton et Hannah Montoux-Mie ont participé à cette conférence en public et enregistrée à la galerie Satellite.
Léo Bioret et Hélène Cheguillaume : Hannah Montoux-Mie qui vit et travaille à Saint-Nazaire est diplômée de l’école des Beaux-Arts de Nantes. Elle présente des reproductions de son mémoire, lequel aborde l’usage des carnets d’artistes. Deux tentures qu’elles a réalisées sont également accrochées dans la galerie et agissent comme des pages agrandies.
Cécile Benoiton qui vit et travaille à Angers, est plasticienne. Elle dessine et filme comme autant de notes quotidiennes. Elle écrit aussi et ces trois pratiques étroitement liées se retrouvent dans ses carnets.
Régis Perray vit et travaille à Nantes. Il balaye, jette, range, déblaye, cure, lave, astique et dialogue. Ce sont ses verbes que l’on découvre à la lecture des reproductions de pages issues de ses cahiers d’étudiant.
De la poudre et de l’eau
Hannah Montoux-Mie : Au niveau de la forme de mes carnets, j’ai tenté le très petit et le très grand avant de me tourner vers un A4. Ce format est parfait pour moi car il rentre dans un sac tout en possédant une bonne surface pour écrire et dessiner. Ça me laisse du vide, idéal à l’espace de réflexion qu’est le carnet.
J’ai débuté la série que je montre ici en 2015, l’année suivant mon DNAP. J’ai l’impression qu’il y a eu une rupture avec ceux d’avant mon diplôme de 3troisième année dont le contenu n’était pas du tout construit. Celle-ci retrace le moment où j’ai trouvé une nouvelle direction dans ma pratique et pris conscience des sujets de mon travail plastique. Il n’y a pas un carnet par an, je les enchaîne et certaines périodes sont plus remplies que d’autres. Je suis en train de commencer le dixième.
Pour moi, c’est un lieu important d’archives, de synthèse et de construction de la pensée. C’est une pause où je mets à plat. J’ai besoin d’être au calme pour le remplir, donc si une idée me vient subitement, je la note dans mon téléphone et la remets ensuite « au propre ». Cela marche aussi pour les photographies que je prends sans me soucier de la qualité ou du cadrage, juste pour immortaliser un élément d’architecture, un tag dans la rue. Je les imprime par la suite pour les coller à l’intérieur du carnet.
J’inscris souvent des passages de livres ou de films qui m’ont touchés. Cet espace est très intime, j’ai beaucoup de mal à le sortir en public pour faire un croquis par exemple. C’est un peu du registre du journal, j’y note parfois des phrases ou des réflexions vraiment ridicules mais je veux quand même les garder. Il faut les assumer je pense car elles font partie du processus de création et ce lieu-là me sert justement à évacuer aussi les mauvaises idées.
Souvent j’y pose des questions, comme un dialogue avec moi-même qui reste en suspens jusqu’à sa résolution.
Même si l’utilisation du carnet n’est pas spontanée et permanente, j’ai besoin d’être seule pour le remplir. Je le balade partout car je m’en sers pour retrouver les détails relatifs à une exposition par exemple. En effet, j’y mets des données techniques : références de produits que je veux retrouver, dimensions que j’ai testées, ainsi que tous mes essais pour un projet, ou encore des solutions Photoshop que je ne retiens jamais.
Noter c’est se sortir l’idée de la tête. Ce que disait Laurent Tixador1 dans une des vidéos de Carnet d’artiste1 m’a beaucoup marqué : « Quand on met une idée dans un carnet on reporte son attention sur autre chose, on l’oublie et on ne la laisse pas mûrir. » C’est pourquoi je reviens dans cet espace pour creuser et activer ces intuitions que j’ai sorties de moi à un moment donné, pour les garder en vie. C’est ce qui m’intéresse, le fait que cette matière/mémoire soit palpable, mouvante, vivante hors de mon cerveau.
J’aime revenir y travailler pour la faire évoluer. C’est un peu mon jardin.
Quand je parcours les pages, je vois les idées que j’ai réalisées et celles qui restent, qui sont là depuis le début. Je me dis que si elles ont survécu pendant 9 carnets c’est qu’il va falloir qu’elles existent un jour. D’ailleurs, pour certains projets que je prépare actuellement, je remarque que je reviens à des notions ou des formes qui étaient déjà présentes au début de ma réflexion, dans mes premiers carnets.
Tous les sujets de ma pratique sont peut-être là depuis toujours et j’apprends progressivement à décoder et transformer ces réflexions et ces intuitions en œuvres plastiques. J’ai l’impression que cette pratique du carnet est une sorte de lexique en chantier, qui évolue mais garde son essence, fait des détours, se développe et se déplace coude à coude avec mes projets.
Je trouvais cette matière tellement représentative de mon parcours aux Beaux-Arts que j’en ai fait le sujet de mon mémoire de recherche pour le master.
Puisqu’il fallait parler des thèmes de sa pratique et de son travail artistique, j’ai réalisé une sorte de carottage dans cette matière carnet pour justement isoler les strates et trouver les fils conducteurs des territoires que j’avais décidés d’investir.
Formellement, tout le mémoire est construit sur le vide, l’espace et la composition.
Il y a presque 170 pages où j’essaye de recoller les morceaux. Une sorte de montage qui permet de trouver un sens dans un espace mental en chantier. Le texte vient faire le lien entre les ruptures et les interstices et trace un chemin. Ce mémoire je l’ai aussi pensé comme un carnet. C’est une mise en abîme, ses dimensions s’approchent du A4, la couverture est absolument blanche comme une page vierge à l’exception du titre Sur quels terrains sérigraphié qui se détache en orange fluo, la couleur des bombes de marquage. Il s’agissait de faire des choix, de composer et de définir quels étaient les axes émergents de ma pratique et sur quels « terrains » j’étais en train de la bâtir.
Hélène Cheguillaume : J’aimerais lire quelques extraits de ton mémoire qui disent la manière dont tu développes ta vision, de l’espace de la page à celui du mur : « Du ciment, du sable, très peu d’eau, compressé, démoulé immédiatement puis séché en série. Un parpaing au final c’est de la poudre et de l’eau. Pour construire des murs résistants on rend solide ce qui ne l’est pas. C’est du sol que partent les murs. » Un autre passage attire mon attention : « En France dans certains chantiers de construction de bâtiments, d’édifices, hôpitaux, églises ; on demandait parfois aux ouvriers d’emmurer de fins tubes de cuivre. Ils en ignoraient le contenu. Telle était la coutume. Ils déposaient aussi des pièces de monnaies, des dessins ou des photos de famille dans les fondations de certaines maisons. Je me suis toujours demandée en voyant des chantiers si les entreprises de démolition retrouvaient des choses ou non. On obstrue, on comble, on mure des portes et des fenêtres. On élève des murs, des cloisons, des remparts. Parfois on les abandonne pour en trouver d’autres ou on détruit pour reconstruire par-dessus. Des strates se créént. »
Hannah Montoux-Mie : Dans mon travail actuel, il y a en effet quelque chose de l’ordre de la fragmentation, de la perte et de l’oubli. L’idée de la forme inachevée et du manque est importante. C’est aussi ce qui fait le fantasme, ce qui me permet de raconter des histoires.
Je suis en train de comprendre qu’au même titre que mon travail existe déjà dans mes cahiers, l’écriture en tant que pratique d’inscription, forme dessinée, s’invite aussi dans mes pièces. J’ai la volonté de lier le dessin à la sculpture et de déplacer mon trait dans l’espace.
Hélène Cheguillaume : Certaines pages de ton mémoire sont reproduites dans l’exposition et, de chaque côté du pylône central de la galerie, des tentures agissent à nouveau comme des pages monumentales de carnets car elles prennent la dimension des murs. Teintées à l’encre végétale, elles résultent de mixtures parfois très odorantes, à base de betterave et de chou rouge par exemple. Ensuite, tu brodes au ciment des mots trouvés dans les rues, à Saint-Nazaire. La typographie est conservée lors de la transposition sur tissus. On trouve « Merde » ou encore « Tu viens ? », qui est l’emblème des ateliers d’artistes à Saint-Nazaire.
Hannah Montoux-Mie : Dans certaines de mes œuvres sur tissus, j’utilise l’écriture en tant que motif dessiné et « brodé », afin de créer une narration fragmentée de la ville. Le tissu porte les traces d’inscriptions et de graffitis récoltés. Ces derniers construisent une histoire plurielle et morcelée de la ville comme autant de points de vue.
Hélène Cheguillaume : Tu cites également Georges Didi-Huberman dans, La demeure, la souche : l’apparentement de l’artiste : « Les assyriens autrefois, accompagnaient la construction de chaque palais, d’un récit nommé ‘récit de construction’ qui en réalité était rédigé en vue de faire mémoire, ruine jugée fatale de l’édifice lui-même. »
Toutes ces images assimilées à la construction, les strates, le récit de l’édification, la décomposition des étapes ou encore l’isolement des premiers gestes font écho aux carnets et à leurs conceptions par les artistes.
Déposer pour oublier
Léo Bioret : Cécile, je te propose de faire un aller-retour dans tes carnets, que tu nous présentes d’abord ton usage et ses récurrences et qu’ensuite tu nous expliques cette notion de note quotidienne.
Cécile Benoiton : J’ai une pratique régulière du carnet depuis plusieurs années. Je rentre souvent par le mot, puis cela donne lieu à un dessin. Le lien entre les deux prend une forme abstraite et colorée. Les mots m’apparaissent assez spontanément mais ne viennent pas de nulle part pour autant. Ceux que je choisis ont de multiples sens et peuvent s’écrire de plusieurs façons. C’est ce que j’appelle des tiroirs qui permettent de visualiser, de comprendre et d’entendre différentes choses.
Ce qui m’a toujours marqué c’est la façon dont on communique les uns avec les autres. J’ai l’impression de toujours comprendre de travers ce que les personnes me disent et j’imagine que ça doit être pareil pour les autres. Les lapsus me font rire, tout ce qui nous échappe m’amuse et je m’y attache. Cette matière de mots est propice à explorer à la fois la forme, l’entendement, le rythme et la sonorité. Tous ces éléments font corps avec l’écriture et donnent lieu à un dessin.
Je ne produis pas de carnets de croquis parce que je ne considère pas la production dans les carnets comme des éléments préparatoires. Chaque dessin a un statut indépendant et autonome et ne se destine pas à une version dans un autre format. Je m’arrête seulement lorsqu’il est terminé, c’est donc une pratique assez rapide qui me prend une heure par jour. C’est un travail qui est pour moi une gymnastique quotidienne. Comment puis-je visualiser un mot pour l’écrire et l’entendre différemment ? C’est ce qui anime et fait le lien entre le dessin et le mot.
Léo Bioret : Quel exemple pourrais-tu nous donner ?
Cécile Benoiton : « Sensible », en le disant à voix haute, je lui trouve différentes manières de l’écrire : « Être sensible » mais aussi « Sans cible » ou bien sans trop de sens « Sang cible ». Je me plais dans tout ce qui est de l’ordre de l’humour, du non-sens et de l’absurde. Les contresens et les mots qui se percutent se retrouvent beaucoup dans mes carnets.
J’en ai un dans lequel j’écris tous les jours et un autre qui concerne une pratique d’écriture poétique régulière.
La forme brève fait partie de ma démarche artistique, à la fois dans le dessin et la vidéo.
Les choses qui me hantent mentalement, les phrases et les expressions peuvent être posées dans un carnet pour m’alléger et passer à autre chose.
Cette pratique quotidienne peut me conduire, dans un second temps, à produire un dessin grand format ou réaliser une vidéo. Ce sont des champs et des territoires parallèles qui s’influencent mais qui ne sont pas forcément reliés de façon totalement objective.
Léo Bioret : Qu’est-ce qui nourrit tes créations ?
Cécile Benoiton : Je m’imprègne beaucoup de littérature. La matière sonore a aussi une place importante dans mon quotidien. J’écoute des podcasts et la radio avec intérêt, souvent dans l’atelier et en travaillant.
La danse contemporaine et la photographie favorisent aussi ma production artistique. Je reste ainsi active sur le travail d’écriture et du dessin.
La danseuse et chorégraphe belge Teresa De Keersmaeker est une artiste que j’adore.
Rosas danst Rosas est l’une de ses œuvres, absolument incroyable qui est considérée aujourd’hui comme une chorégraphie essentielle de la danse contemporaine. Pendant une heure et demie, en boucle, un certain nombre de danseurs chorégraphient des mouvements répétitifs au millimètre près.
Je trouve cela fascinant. L’idée du rythme est hyper importante pour moi, mais aussi la répétition qui amplifie mes gestes artistiques. Je trouve ces formes ramassées et récurrentes aucunement ennuyeuses, au contraire ! J’essaye, avec l’accumulation de gestes artistiques quotidiens de ne jamais refaire la même forme. Évidemment ça se produit !
Léo Bioret : On retrouve d’ailleurs une itération presque chorégraphique des gestes dans ta production vidéographique et tes dessins de plus grands formats au stylo Bic. Cette mécanique du mouvement parfois poussée jusqu’à l’absurdité, l’érosion des matières et l’empreinte de la répétition a quelque chose de fascinant, comme dans cette chorégraphie de Teresa De Keersmaeker que tu évoques.
La Maison des feuilles de M. Danielewski est un ouvrage à échelles multiples qui rejoint à plusieurs égards des entrées que l’on peut emprunter dans ton travail. Telle cette maison mouvante dans laquelle une famille se perd totalement, les formes et les mots que l’on retrouve dans tes carnets permettent de faire glisser les espaces.
Cécile Benoiton : Ce livre est incroyable ! Cette famille rentre dans une maison dont la superficie est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une pièce est totalement inexplorée mais aussi inexplorable car elle est infinie. Je trouve que c’est aussi une belle métaphore du travail de création.
Hélène Cheguillaume : Ce qui rejoint les pratiques de Cécile, Hannah et Régis, c’est l’importance du mot. Hannah le sort d’une page pour le rendre visible, Cécile le prend comme point de départ et Régis va pouvoir nous expliquer cette importance qu’il lui accorde.
Hélène Cheguillaume et Léo Bioret : Ce que l’on a pu découvrir avec Léo en invitant les artistes sur ce projet, ce sont les différentes manières qu’il·elles ont de parler de cette pratique du carnet. Étant habitué.es à écrire sur les œuvres, nous avons découvert les artistes du côté du mot. Leur parole retranscrite parlait d’éléments que nous ne soupçonnions pas et que nous ne connaissions pas. Nous avons lu un vocabulaire spécifique posé sur d’autres parties importantes de la pratique de ces artistes.
Les mots propres
Régis Perray : Lorsqu’Hélène m’a proposé de participer à Carnet d’artiste2 et de réfléchir à une forme dans l’exposition, j’étais en même temps très content et embêté. Content, car en tant que visiteur d’expositions, j’aime beaucoup les carnets d’artistes et cette notion d’archive de la construction d’un travail.
Embêté, car ma pratique du carnet s’est très vite arrêtée. Dans la galerie, vous pouvez en voir deux exemples sous la forme de reproductions de certaines pages. Le premier a été réalisé pendant mes deux dernières années aux Beaux-Arts, jusqu’en 1997, l’autre correspond aux deux ans suivant mon diplôme. Ensuite cette pratique du carnet a disparue.
Je me suis donc posé cette question à l’issue de cette invitation : Pourquoi ai-je arrêté cet usage ?
Quand j’utilisais le carnet à l’école, c’était d’abord parce que je faisais moi-même les images. J’ai commencé à construire mon rapport au sol, au nettoyage, à l’architecture et au bâtiment à partir de ces vignettes. Ensuite est apparue la nécessité de faire de la couleur. Si le traitement en noir et blanc était très graphique et donnait de très beaux visuels, il manquait une dimension : celle du réel qui allait pour moi de pair avec la couleur. J’ai préféré faire des choses plus réelles et plus fidèles aux lieux. Je suis né dans le temps de l’image argentique. Quand j’en réalisais avec mon appareil, je passais par tout un processus : la prise de vue, l’attente entre 24 et 48 heures que la pellicule soit développée en laboratoire, le tri et le choix des images les plus intéressantes. Ces tirages n’étaient pas des œuvres mais composaient des carnets et servaient de repères dans l’espace pour préparer les projets d’actions ou d’installations. Dès que le numérique est apparu, je suis allé plus vite dans la phase de repérage lorsque j’arrivais dans un lieu où j’allais exposer.
Je n’ai plus cette pratique du carnet également parce que quand je pense à une nouvelle œuvre, c’est d’abord très charnel, ça me chauffe le ventre, comme quand je tombe amoureux ou que je pense à un plat que je suis super impatient de réaliser, puis déguster.
Je laisse ce phénomène grandir sans produire. J’ai besoin que ce sentiment et l’idée de l’œuvre soient vraiment très présents et m’emplissent de plus en plus. Je n’ai donc pas besoin, à ce moment-là, de passer par une phase préparatoire.
Je dialogue avec les lieux, puis me confronte à la fabrication et la réalisation, soit seul ou avec des artisan.es s’il y a des choses que je ne sais pas faire.
Je viens avec mon idée et je fais un croquis sur place ce qui permet aux artisan.es de comprendre le projet ou bien de m’orienter. Connaissant bien les matériaux avec lesquels il.elles travaillent au quotidien et avec lesquels j’ai envie d’œuvrer et de jouer, les différent.es intervenant.es apportent beaucoup de choses au projet.
Une fois que l’on s’est mis d’accord, la note disparaît et elle est détruite. J’aime bien, à ce moment-là, passer mon temps à la déchirer, la triturer pour que je sois sûr que dans la poubelle il ne reste rien.
Par ailleurs, les fac-similés exposés en ce moment ne sont pas une explication de mes œuvres mais bien une temporalité particulière.
En cinquième année des Beaux-Arts, j’ai détruit beaucoup de choses car je ne souhaitais garder que l’essence de mon travail : l’œuvre et quelques visuels et notes. Suite à votre invitation, en interrogeant les carnets qui me restent, je me suis aperçu que j’avais écrit des petites définitions sous la forme de mots ou de phrases.
Ces notes se retrouvent aujourd’hui dans mon dictionnaire autobiographique, Les mots propres.
C’est d’ailleurs en relisant ces feuillets que j’en ai retrouvé le titre qui, à l’époque, était le nom d’une vidéo que j’ai réalisée. Ce projet édité pour la première fois en 2010 comprend 210 définitions. Je prépare actuellement avec un écrivain une version augmentée qui en contiendra plus de 500. Chacun des mots présents dans ce dictionnaire a autant d’importance que n’importe laquelle de mes vidéos ou de mes installations, le médium artistique utilisé pour faire naître l’œuvre n’est autre que la définition. C’est la seule part écrite de mon travail. Je poursuis ce projet au fur et à mesure, sans jamais changer les définitions du passé.
Léo Bioret : Quel est le premier mot dont tu as écrit la définition ?
Régis Perray : Astiquer : « Aimer pour faire briller ».
Hélène Cheguillaume : J’aimerais lire l’une de tes définitions, celle du mot Mot : « Nommer pour mieux délimiter mon territoire, mes champs du quotidien ou les mots propres comme des outils se définissent à l’usage et se modifient avec l’âge. Les mots propres et souvent les mains sales pour être à soi loin des sols abandonnés. »
Régis Perray : C’est également l’un des premiers. À chaque fois les définitions, se rajoutent dans l’ordre alphabétique avec l’idée d’écrire au fur et à mesure.
C’est pour cela que ce projet synthétise tous mes « carnets d’artiste ». Les mots propres seraient finalement les seuls et vrais carnets qui continuent dans le temps.
Je réalise également des cartes postales qui peuvent elles aussi se rapprocher de la note.
Je me suis aperçu que même si l’on n’a pas d’exposition en cours ou que l’on n’est pas accompagné par des professionnel·les de l’art, on peut faire circuler une œuvre ou l’idée d’une œuvre en la distribuant et en la déposant.
Avec toutes ces petites graines semées pendant des années, je me suis rendu compte que trois, cinq, dix, voire quinze ans après, quelqu’un se souvenait d’une carte postale et me contactait pour me proposer de travailler dans tel ou tel lieu. La carte postale me rappelle ces notes photographiques que j’avais quand j’étais étudiant et que je commençais à observer les parquets de mes ateliers.
Hélène Cheguillaume : Le carnet est un objet en mouvement que les artistes trimballent dans des sacs, auxquels ils ne font pas forcément attention dans l’usage quotidien. Mais dès qu’ils sont présentés dans un lieu d’exposition, ils deviennent extrêmement fragiles et précieux parce que ce sont des éléments très intimes. Une balance s’opère entre l’œuvre et le carnet qui a donné lieu à l’œuvre.
Ce dictionnaire Les Mots propres, construit progressivement, fait donc office de carnet de bord au fil des années et est lui aussi facilement transportable.
Régis Perray : Parfois, j’en prends un ou deux que je mets dans ma poche et j’y inscris des petites notes pour préparer la nouvelle version. D’ailleurs, pour cette édition augmentée, je pense investir un mur sur lequel je pourrai écrire les définitions en gros et les ranger par groupes. Ainsi, j’ai commencé à ranger les mots, chose que je n’avais jamais faite avant car je me retrouve devant une masse d’informations qu’il m’est plus difficile à gérer, à la fois dans mon cerveau, dans le petit carnet ou sur mon ordinateur. Les nouveaux mots qui arrivent progressivement sont plus nombreux que dans la version précédente donc si je ne veux rien oublier, je vais devoir passer à une forme imprimée pour avoir une vision plus globale.
Circonvolutions
Public : Comment avez-vous choisi d’organiser la présentation de chaque carnet dans les expositions ?
Léo Bioret : Comment montrer ces carnets : via une mise en scène, simplement posés sur une table, ouverts, fermés, rassemblés ou éparpillés ? Qu’est-ce que ça veut dire d’apporter et de montrer des carnets dans un espace d’exposition qui d’habitude accueille des œuvres ? Ce sont les premières questions qui se sont imposées à nous pour réfléchir à la mise en espace des carnets.
Pour l’exposition présentée à Blast, les formes et les tailles des carnets ont déterminé nos choix dans un premier temps. Nous nous sommes alors rapidement rendus compte que de multiples supports pouvaient les faire exister dans le lieu, ce qui nous a fortement intéressés en termes de circulation, de points d’arrêts ou d’incitation à la consultation. L’exposition déploie des carnets au sol, sur des étagères, intégrés sur des modules de présentation, accrochés au mur, posés sur des tables ou des socles. Les échos entre les carnets et les dialogues possibles nous ont aussi guidés dans l’accrochage.
Par exemple, les dispositifs en bois au centre de l’exposition supportent des formes et des volumes sur trois niveaux différents, ce qui aide à la lecture active horizontale. Le public peut s’accroupir, rester debout, se pencher pour consulter ou regarder les propositions.
Hélène Cheguillaume : Dans la galerie Satellite, l’accrochage se soumet davantage aux contraintes inhérentes à l’espace d’exposition. Comme on feuillète un livre, on découvre les carnets de Cécile Benoiton aux murs. Les reproductions scannées des carnets de Régis Perray sont rassemblées et présentées de manière linéaires et les carnets d’Hannah Montoux-Mie sont ouverts sur des présentoirs. Le pilier central, quant à lui, est une sorte d’activation avec les tentures et les reproductions du mémoire de l’artiste, comme une petite archive sur ce temps d’échanges.
Léo Bioret : C’est d’ailleurs ce pylône central qui est le point de départ de l’accrochage. On circule en tournant autour de ce pilier de béton, donc l’accrochage s’est fait en suivant ce mouvement rotatif. Chaque artiste a une surface dédiée, nous ne mélangeons pas leurs carnets mais ils dialoguent beaucoup. La notion de temporalité a aussi été une vraie clé pour construire cette exposition afin de donner le temps et l’espace idéal à chaque artiste.
Public : Parmi les artistes que vous avez exposé·es y a-t-il certain·es d’entre eux·elles qui imaginaient que leurs carnets allaient être exposés un jour ?
Cécile Benoiton : Je me suis toujours demandée, si je devais un jour les présenter, comment je ferai ? Il y a deux ans en Allemagne, j’ai participé à une exposition collective où j’en ai exposé certains aux murs avec des aimants. C’est une autre manière de visualiser les carnets qui permet de tourner les pages facilement.
Régis Perray : Je savais qu’un jour j’exposerai mes deux carnets. Mais avant cela, j’en avais déjà extrait des éléments pour mon exposition à Pontmain en 2020 et certaines résidences en France et à l’étranger. Ici, c’est la première fois que j’en dévoile vraiment le contenu. Mais je ne voulais pas non plus montrer les originaux qui sont fragiles, j’ai donc décidé d’en faire des scans. Ces deux carnets sont liés à une partie de mon parcours, je les conserve précieusement, aussi pour les rencontres avec les conservateur·ices de musées ou d’institutions qui viennent dans l’atelier. Ces interlocuteur·ices sont parfois intéressé.es par ces éléments annexes afin de les présenter lors d’une exposition pour les faire résonner avec une œuvre par exemple.
Hélène Cheguillaume : Léo et moi visitons beaucoup d’ateliers d’artistes et nous sommes très attirés par ces objets qu’on a envie de consulter. Dans l’exposition Carnet d’artiste2, les usages sont divers : on ne peut pas ouvrir certains carnets, d’autres s’érigent en sculptures, certains sont consultables en totalité et d’autres en partie seulement, avec une précaution de manipulation demandée.
Léo Bioret : D’ailleurs, l’approche des carnets présentés à Satellite est différente de celle de la Cabine puisqu’elle propose : la sélection d’une page, la possibilité de feuilleter une partie ou d’accéder à l’intimité d’une recherche.
C’est au fil des échanges avec les artistes que nous nous sommes rendus compte de la pluralité des pratiques des carnets.
Je prends l’exemple de Thomas Rochon Connétable2. Il créé des petites éditions au format de poche, imprimées et brochées avec du papier machine. Dans celles-ci, il assemble du texte, des dessins numériques, des typographies, bref des notes qui l’aident à tester les formats et les contenus. Il a aussi une pratique de la « carte postale » en envoyant ses éditions-carnets à ses proches, amis et collègues. C’est une manière pour lui de faire perdurer ses pensées et ses réflexions.
Hélène Cheguillaume : Cela me fait penser à la proposition de Danny Steve3 qui se décline en trois parties : il y a d’abord un carnet de recherches, puis une édition issue de celui-ci. Un troisième exemplaire est exposé, lequel se déploie devenant sculpture : c’est une sorte de Leporello, un livre à système. Ici, l’objet qu’on ne peut pas du tout manipuler, c’est le carnet de recherches et non l’œuvre qui en est issue.
Cécile Benoiton : J’adore regarder les carnets. J’aime pouvoir les compulser, les parcourir et les toucher. J’ai un rapport physique à ces objets. Je comprends très bien le fait de ne pas vouloir qu’on les manipule, mais pour moi le carnet n’est pas quelque chose de sacralisé. C’est un début, un petit format, portable, facile à utiliser, les feuilles se détachent, se coupent et se dispersent. Ça n’a pas une valeur de documentation et de recherche ou de maquette. Il ne s’agit pas non plus d’une œuvre inaccessible. Au contraire, je trouve que les empreintes laissées dans le carnet sont importantes. J’aime bien les choses qui vieillissent et sont marquées par le temps.
Hélène Cheguillaume : La question de l’intimité est souvent revenue dans ce projet. Dans les carnets de certain·es artistes, il y a absolument toute leur vie : des rendez-vous chez le médecin aux plans de lieux d’expositions, des recettes de cuisine aux tests de couleurs, le numéro de téléphone de la grand-mère côtoyant un contact du Fonds régional d’art contemporain. On peut donc comprendre qu’ils·elles n’aient pas envie que n’importe qui ait accès à des choses liées à leur vie. Et parfois, c’est l’inverse, Johann Bertrand d’Hy4 par exemple laisse un accès total à ses carnets où l’on retrouve toutes les informations relatives à sa vie personnelle et professionnelle, ses pensées et ses recherches artistiques, les cours qu’il prépare pour ses élèves et les commandes de design graphique.
Public : Quelle différence faites-vous entre le carnet d’artiste et le journal intime ?
Cécile Benoiton : Pour moi le journal intime n’a rien à voir avec la pratique des carnets. C’est quelque chose de très différent. Le journal intime est entre soi et soi et n’a pas à être montré à quiconque. La plupart du temps il est d’ailleurs scellé et secret.
Léo Bioret : L’exemple de l’artiste Marjorie Le Berre5[4] est assez parlant sur ce point. Elle scelle ses carnets à la cire lorsqu’elle les a terminés. Si comme pour le journal intime personne ne peut y accéder, elle non plus ne peut revenir sur le contenu du carnet achevé.
Certain·es artistes utilisent le terme de journal pour en définir le contenu.
Les aspects intime et/ou journalistique des carnets sont présents sous la forme de notes quotidiennes, de mantras, d’écriture de pensées noires ou joyeuses. Cet objet manifeste une infinité de formes qui se détachent d’une pratique quotidienne d’écriture dans un journal intime.
Aude Robert6: Pour moi, le carnet a une dimension personnelle qui est très reconnaissable par les personnes ayant partagé certains moments avec nous, lesquels sont pour les autres, de l’ordre de l’anecdote. Les carnets dévoilent une construction de pensée. C’est pour cela que journal et carnet ne sont pour moi pas la même chose. Hannah Montoux-Mie et Cécile Benoiton parlaient de déposer les mots afin de libérer leur esprit pour faire de la place à autre chose dans le cadre d’une pratique artistique. Cela montre aussi que ce n’est pas comparable même si la dimension de l’intimité est bien présente.
Public : On a l’impression d’un continuum dans le cas des artistes qui notent leurs recherches et des éléments de leur vie privée dans leurs carnets, alors que pour d’autres c’est un protocole. Dans ces deux pratiques, il n’y a pas le même rapport au temps.
Léo Bioret : Les temporalités des carnets sont très différentes d’un·e artiste à l’autre.
Certain·es vont en réaliser un par an ou ne vont en avoir qu’un seul pendant des années, d’autres vont leur donner une fonction particulière et démultiplier les carnets : un pour les écrits et les notes, un pour les dessins quotidiens, un autre pour les tests de couleurs, un autre pour les croquis préparatoires. D’autres encore vont même en produire un fac-similé, à l’exemple de Arthur Chiron que nous avons invité dans le cadre de Carnet d’artiste1.
Hélène Cheguillaume : Il existe autant d’usages des carnets qu’il existe d’artistes.
- Carnet d’artiste1, vidéo d’un échange par mail entre Laurent Tixador et Hélène Cheguillaume, 2020. ↩︎
- Artiste et designer graphiste présentant une série d’éditions-carnets dans l’exposition de la Cabine au Pad. ↩︎
- Artiste présentant un carnet et deux éditions dans l’exposition de la Cabine au Pad. ↩︎
- .Artiste présentant des carnets accompagnés de sculptures dans l’exposition de la Cabine ↩︎
- Artiste présentant ses carnets s’apparentant au tissage, sur le sol de la Cabine. ↩︎
- Artiste présentant ses carnets manipulables avec gants blancs dans l’exposition de la Cabine. ↩︎