Entretien — 2014 – 2016
L’artiste plasticienne Anaïs Touchot a accepté de réaliser cet entretien dans le cadre très intimiste dans son appartement. Ce temps de parole laissé à l’artiste aborde son processus de création et prend la forme d’un dialogue entre la pratique et la théorie de ses inspirations. Il s’agit à travers cette discussion de comprendre comment s’articule la production d’Anaïs Touchot mais aussi le rapport qu’elle entretient avec ses réalisations et les déplacements qu’elles engendrent.
Cet entretien reprend l’idée du panoramique monographique où l’artiste navigue entre anecdotes et productions pour aborder de nouvelles problématiques de territoires et de questionnements sur le devenir de l’habitation.
Léo Bioret : Tu es diplômée de l’Ecole Européenne Supérieure d’Art de Bretagne depuis 2011 mais tu as commencé par une formation en design d’objets dans la même école à Brest en 2010. Quelle influence a eu cette formation en design, ces pratiques et ces techniques sur ton travail et sur ton rapport aux objets et à la construction ?
Anaïs Touchot : J’ai effectué la moitié de mon cursus en design et je n’ai véritablement passé qu’une année en DNSEP arts. Cette formation en design d’objets a construit ma façon de penser. Avant d’entrer à l’EESAB j’avais du mal à maquetter les choses et je ne travaillais pas forcément proprement. Le fait de venir en design m’a appris à poser et imposer un cadre et de la technique à mon travail. Je me suis énormément questionnée sur la notion d’objets dans un monde sur-occupé par celui-ci, et où la consommation est déjà à son apogée. Pour moi ça n’avait plus forcément de sens de continuer à produire. Le travail d’Alexandra Midal, théoricienne du design m’a énormément aidé. C’était la première fois que je prenais cette position de me dire que j’étudiais des groupes et des situations et que je produisais des objets qui étaient des constats. C’est grâce à cette formation en design que j’ai commencé à créer véritablement des objets sur ce principe. J’étudiais par exemple la manière de vivre de différentes communautés en me demandant quel objet cette situation pouvait-elle produire ? Dans cette question du savoir-faire c’était la première fois où j’ai vraiment eu envie de découvrir ce qu’était un artisan et quelle était sa façon de travailler. J’ai énormément travaillé autour de la céramique. C’est un procédé où l’on n’a pas le droit à l’erreur. Cette façon de travailler m’a permis de trouver une réelle technique de création.
Léo Bioret : C’est un processus de questionnement que tu utilises encore aujourd’hui dans tes constructions et dans ce rapport que tu as à l’objet. Cette manière d’aborder la création vient aussi de tes champs d’inspirations très étendus qui prennent la forme de constats détaillés de situations mises en œuvre par d’autres personnes.
Anaïs Touchot : Mes inspirations se nourrissent des situations que j’entends, que je vois, que j’apprends ou que je lis dans les médias et les journaux. Des situations qui se passent quelque part dans le monde et qui à un moment donné vont me toucher. J’ai envie d’en parler, de raconter ce qu’il se passe et de mettre en lumière cet évènement ou ce fait divers ! Les protagonistes de ces situations n’attendent pas que je sois là pour avoir une réaction à ce qui leur arrive. Ils font déjà des propositions pour répondre à ces situations là. Je reprends leurs propositions en essayant de savoir comment ils en sont arrivés là, pour à mon tour, me réapproprier cette proposition et la réaccorder.
Léo Bioret : C’est une démarche très personnelle face à une situation dont tout le monde peut entendre parler. Ton travail est aussi en relation avec les situations précaires et les évènements liés aux catastrophes. C’est par de nombreuses démarches de recherche et de processus de création que tu cherches à articuler dans le champ de la représentation, les formes de communication qui nous entoure et les signes de notre quotidien qui nous font prendre telle ou telle décision.
Anaïs Touchot : Je rapproche mon travail de la théorie du design « comme crime » que développe Alexandra Midal. En prémices de mes recherches je réfléchis les crimes et les catastrophes en termes de divertissements. A ces situations qui mettent assez mal à l’aise dans cette idée de saturation des faits divers dans notre univers médiatique. Nous sommes devenus friands de ces histoires horribles !
Léo Bioret : Ce sont des phénomènes qui se sont banalisés ?
Anaïs Touchot : Oui c’est ça. Aujourd’hui si les articles ne sont pas super gores les gens ne s’y intéressent pas. Je me rappelle d’une Une d’un magazine qui titrait « Amanda Lear, son terrible viol ». En lisant l’article on s’aperçoit que quelqu’un est simplement entré chez elle pour lui voler un tableau. Tout est tourné à l’extrême et manipulé dans ce genre de magazine de faits divers pour marquer et toucher les lecteurs. Le crime et la catastrophe sont devenus de réels divertissements. C’est à partir de là que je me suis intéressée aux catastrophes et à la manière dont elles étaient diffusées et dont on en parlait et ce que moi je pouvais en faire en mettant ce schéma là en exergue.
Léo Bioret : C’est précisément un schéma temporel que tu mets en exergue, l’un des processus principaux de ta production, en fil rouge dans ta pratique, le before-during-after. Comment est-ce que tu développes cette articulation dans ton travail ? Cherches-tu constamment à développer tes pièces et tes réalisations selon ce schéma temporel ?
Anaïs Touchot : Ce processus à une double fonction. Dans mon travail je m’inspire toujours (ou plus ou moins) de faits réels que j’adapte forcément. Il y a toujours une partie d’une histoire qui s’est déroulée et que j’ai besoin d’expliquer aux spectateurs. Je fais des constats simples : à ce moment précis, il s’est passé cet évènement, aujourd’hui on retrouve la pièce en construction et on se questionne sur ce qu’elle peut devenir. On est déjà dans cette idée de plusieurs temps à articuler aussi bien par le texte, par l’image, par la performance, etc. J’ai besoin de montrer ce processus temporel et de raconter toute « l’histoire ». Aujourd’hui j’ai l’impression qu’il faut tout montrer sans pour autant que la production finale soit totalement fixe.
Léo Bioret : Tu fais le choix de tout montrer sans être dans une démarche pédagogique. Tes pièces sont montrées dans un espace d’exposition à un instant T mais elles vivent aussi dans le temps à différents moments.
Anaïs Touchot : C’est aussi parce que ces histoires sont vraies et c’est dans cette part un peu plus « émouvante » qui permet de s’attacher aux choses que les pièces peuvent exister dans ce processus d’identification et de personnalisation. Pour revenir à cette idée de plusieurs temps et d’évolution, c’est aussi parce que j’ai simplement besoin d’être dans l’action ! Je suis assez mal à l’aise avec cette idée de démonstration statique. J’ai besoin que ça évolue. Plus le temps passe, plus je me rends compte que mes productions sont très peu faites pour être exposées sur de longues périodes. Mes propositions sont évolutives et jouent de manière autonome sur la temporalité d’une exposition. Le spectateur vient voir l’exposition et peut alors la voir plusieurs fois sans pour autant avoir la même chose à découvrir. C’est cette place qui m’intéresse et la manière de faire rentrer une part de vivant et de curiosité dans une exposition.
Léo Bioret : Tu as une pratique très diversifiée, explique-nous quels sont tes rapports aux médiums et aux techniques que tu utilises dans ta création artistique. Tu traduis aussi de nombreuses impressions et sensations de la mémoire collective. Je te propose de faire un panorama artistique qui survole ton travail à travers la performance, l’installation, la sculpture ou encore le dessin et enfin ton rapport à l’écriture. Nous nous arrêterons sur certaines de tes pièces qui se développent comme des repères artistiques dans ta démarche et ta production.
La performance est un véritable processus de production qui traduit l’éphémère et les instants capturés. Un rapport de force entre le temps et l’espace dans lequel est produit ton travail. Parle-nous de ce mouvement et de cette évolution intrinsèque à ta production à travers la performance.
Anaïs Touchot : Au-delà de jouer le temps de l’exposition, ce qui est intéressant pour moi dans la performance c’est que moi-même je ne sais pas à quoi je joue. Cela devient de l’ordre du défi. Un de mes artistes phares reste Simon Starling. Dans ses pièces comme Autoxylo ou Rockcraft, ce qu’il met en avant c’est une sorte d’action et d’accélération temporelle qui vient modifier totalement les conditions de l’exposition et le jeu de l’objet. Même l’artiste ne sait pas ce que ça va donner et ne sait pas à quoi il joue. La pièce est sans cesse renouveler par cette incertitude. La production devient tout à coup un objet hors de contrôle. C’est quelque chose qui me plaît, d’avoir à faire à ce genre de défi quand j’expose mon travail sans savoir ce qu’il va se passer. J’ai besoin d’avoir des sensations qui me prennent aux tripes !
Léo Bioret : La performance est en quelque sorte le moyen de réunir dans des instants très proches la construction et la destruction ? Peux-tu nous raconter la genèse et l’histoire de la pièce-performance, Si j’étais démolisseur où la destruction de la pièce lui permet d’exister. Comment s’est créée cette pièce et comment a-t-elle évoluée ?
Anaïs Touchot : C’est la première performance-installation que j’ai faite. Au début je n’avais pas encore la sensation de faire de la performance, c’était assez étrange. Si j’étais démolisseur, c’est une maison en bois que j’ai fabriquée moi-même et que je viens détruire tous les soirs à la fermeture de l’espace d’exposition, à la masse. Chaque jour je la reconstruis avec ses propres débris jusqu’à épuisement de la matière. C’est un reportage sur le passage de l’ouragan Katrina qui m’a inspiré cette pièce. Les victimes de cette catastrophe organisaient les restes de leurs biens dans l’urgence de la situation et c’est sur ce modèle là que Si j’étais démolisseur se construit. Toutes les maisons étaient détruites et s’étendaient sur des paysages de ruines et de chaos. Il fallait alors faire place à autre chose, s’organiser pour enlever tous les détritus et permettre l’accès aux engins de déblaiement. Etrangement et inconsciemment la population a récupéré tous les éléments du sol de leurs habitations et les ont posés au sol, les éléments des murs par-dessus et les éléments du toit sur les murs. Le résultat n’avait aucune forme mais la logique collective était bien présente. Les habitants récoltaient et reformaient leurs habitations détruites par les seuls repères qu’ils connaissaient. Instinctivement et intuitivement les habitants ont toujours besoin d’avoir un abri ou bien quelque chose qui signifie qu’ils ont une maison, qu’ils sont chez eux et qu’ils appartiennent à une maison. Le pire c’est que tout cela va être détruit à nouveau, l’organisation des déchets permet au camion de les récupérer pour aller les jeter et déblayer la zone sinistrée. Ce qui m’intéresse c’est cet acharnement parfois vain à construire des choses alors que c’est inutile. C’est ce que je voulais mettre dans cette pièce Si j’étais démolisseur et c’est en ça que je trouve important de la construire moi-même, de mes propres mains. Si j’avais acheté un abri de jardin déjà tout fait que j’aurais cassé, la pièce n’aurait pas eu le même sens. A la base je n’ai aucune connaissance en charpente ou en menuiserie donc ce n’était pas évident d’élaborer cette pièce.
Pour ce qui est de la destruction, c’est une activation qui me permet de jouer avec ma pièce. Ce qui est le plus important c’est l’acharnement qui est mis dans la construction chaque jour, c’est pour cela que la destruction est très rapide, ce n’est qu’une étape de la pièce et pas une fin. Les périodes de reconstructions durent à peu près une journée.
Léo Bioret : Cette période de destruction est une transition qui permet à ta pièce d’exister.
Anaïs Touchot : C’est exactement ça. Je me pose forcément des questions sur le côté virulent de l’action de destruction à la masse. Cette action rejoint aussi le travail de Simon Starling. Le fait de casser cette cabane à la masse c’est aussi pour ne pas avoir les mêmes bouts de bois d’une performance à une autre. Je casse sans savoir avec quoi je vais devoir reconstruire. Je ne sais pas quelle forme je vais pouvoir donner à la cabane au fur et à mesure de la pièce. De nombreuses questions se posent dès que la pièce est activée. Est-ce qu’elle va tomber ? Comment va-t-elle tomber ? Qu’est ce que j’ai comme morceaux à disposition pour reconstruire (sachant que je n’aurai jamais les mêmes morceaux). C’est ce qui est intéressant dans la destruction. Quand je reconstruis ma pièce je le fais seulement avec un marteau et des clous. C’est important de la reconstruire avec le minimum de choses et que cela dépende vraiment de ma volonté seule et de l’acharnement que j’y mets et que l’énergie de l’acharnement produise la pièce.
Léo Bioret : C’est une pièce que tu as montrée plusieurs fois. Est-ce qu’au fur et à mesure de tes performances sur Si j’étais démolisseur, un classement des débris est apparu, à la manière des sinistrés de Katrina? Est-ce qu’un processus de reconstruction s’est mis en place au fil du temps ?
Anaïs Touchot : Je trie effectivement les débris mais je ne commence jamais par la même partie de la cabane dans la reconstruction. C’est aussi dans un schéma de pure construction que le tri s’effectue. Si j’ai besoin de chevrons pour pouvoir y accrocher la volige, je choisis tel ou tel morceau de bois. C’est de l’ordre du technique mais ce n’est pas tant dans la reconstruction que je reproduis les mêmes schémas inconsciemment mais plus dans les formes. L’une des formes qui me tient à cœur c’est celle que je propose dans cette pièce et que je reproduis à chaque fois. C’est la forme la plus simple où les bouts de bois sont juste posés les uns sur les autres à la manière d’un empilement rectangulaire simple. Dans l’idée de cette pièce, le spectateur est censé pouvoir toujours rentrer dans la construction pour vivre la pièce, c’est une interaction très importante. Je construis toujours dans chaque reconstruction, une entrée bien marquée où les gens savent qu’ils peuvent entrer à l’intérieur de la cabane et vivre la pièce.
Léo Bioret : Il existe aussi une série de photos qui présente les différentes étapes de la performance Si j’étais démolisseur qui prend alors la forme d’une installation dans son ensemble.
Cette installation-performance est finalement inclassable, c’est aussi une construction, un processus de réalisation. Je pense aussi que tu opères une réelle remise à zéro de l’espace artistique et de l’espace d’exposition au travers de cette pièce.
Anaïs Touchot : Pour moi dans la retranscription de la performance, la vidéo n’est pas cohérente car elle ne rendrait qu’un cours instant de la performance alors que ce qui est intéressant, c’est l’acharnement. Dans une vidéo on a tendance à accélérer et on ne peut pas vraiment la projeter en temps réel sinon l’ennui s’installe où en tout cas il ne s’agirait plus de la même pièce. Je possède quand même des traces vidéo mais qui sont de l’ordre de ma documentation personnelle. Par la photographie j’essaie ainsi de mettre en mémoire, un évènement qui a eu lieu. Il est possible de présenter la pièce sous la forme d’une installation avec la série de photographies qui retrace chaque étape. Ce que j’essaie de faire par l’action photographique, c’est de personnifier chaque étape de reconstruction pour que la maison prenne une forme « humaine » et qu’elle soit dans l’émotion. C’est dans le ressenti que peut vivre cette pièce grâce aux photos qui apporte une nouvelle approche de celle-ci par une sorte d’attachement, attachement que l’on peut ressentir lorsque nous sommes dans nos maisons. Une maison ça nous suit partout, c’est une trace de la mémoire, nous vivons dans notre maison et notre maison vit de nous. C’est ce que j’essaie de mettre en place dans l’installation mais qui est presque une autre lecture de la pièce. C’est comme si cette pièce pouvait avoir des lectures différentes. Ce qui est intéressant c’est de ne pas rejouer celle-ci dans le même contexte. Au mois de mai 2014, j’ai un projet avec l’œil d’Oodaaq et les Ateliers du vent sur la question : « Quelles sont nos ruines ? ». Je compte y rejouer cette pièce mais l’idée est de partir d’un bâtiment déjà existant et qui a déjà des traces de vie et des traces du temps. L’enjeu qui est encore en écho avec le travail de Simon Starling, est de démonter cette maison existante et de la reconstruire dans l’espace d’exposition puis de repartir sur Si j’étais démolisseur en la détruisant et en la reconstruisant encore/une nouvelle fois.
Léo Bioret : Cette version de Si j’étais démolisseur vit donc à travers plusieurs déplacements en sortant de son environnement naturel là où elle a été construite et tu l’emmènes alors dans l’espace d’exposition, ce qui est un geste très fort pour ensuite la transformer à nouveau pour lui donner une deuxième vie par le geste artistique.
Anaïs Touchot : C’est une véritable évolution de la pièce Si j’étais démolisseur mais une évolution positive.
Léo Bioret : Ta production s’articule beaucoup autour de l’installation qui est une forme de création qui se positionne clairement dans un entre-deux. Sûrement une zone artistique qui te correspond bien et où tu te plais à créer et réfléchir sur des travaux évolutifs. L’installation est-elle pour toi le meilleur moyen de repositionner les notions d’échelles ?
Anaïs Touchot : Ce qui est important pour moi dans l’installation c’est que l’on puisse la vivre, entrer à l’intérieur et interagir avec. Que l’installation soit à échelle humaine pour pouvoir vivre l’œuvre, c’est quelque chose que j’aime expérimenter mais aussi faire expérimenter. Il existe une notion d’échelle qui est assez importante dans mon travail. J’aime cette idée de « grandeur » mais au niveau de mes compétences à moi et de mon échelle à moi ! La question de dépassement et la notion de venir vivre l’œuvre sont importantes pour moi. Dans les performances et les installations j’ai vraiment l’impression de donner quelque chose à vivre et en même temps quand je fais le bilan de toutes mes pièces, je me rends compte que j’ai un geste iconoclaste pour quasi tous mes travaux ! C’est très étrange de me dire que j’essaie d’amener du vivant dans ma production alors que dans un deuxième temps je détruis tout.
Léo Bioret : C’est peut être là l’essence de ton travail sur l’installation et la performance ? Dans cette même opposition on considère la destruction comme une action qui est forcément vivante, qui amène le vivant et l’activation.
Anaïs Touchot : Peut-être mais j’ai encore du mal à déterminer cette opposition. Je pense aux installations de Mike Neelson qu’il a pu faire à la Tate Britain en 2010 ou à la Biennale de Venise où il propose des labyrinthes à échelle humaine. Cette pièce est véritablement vivante. Nous sommes au cœur de l’installation, active par l’invitation que fait l’artiste au spectateur de participer à sa pièce. L’impression de ne jamais en finir dans un univers assez oppressant est absolument géniale à vivre ! La dernière pièce où l’on arrive dans le labyrinthe est en fait les coulisses de l’exposition où l’on retrouve les pots de peintures. Là, on se demande si on ne s’est pas trompé de porte, si on est censé voir les coulisses, le matériel de régie ou l’atelier. Cette œuvre va littéralement au-delà de l’espace d’exposition. On ne maîtrise pas du tout la pièce, et lorsque l’on sort de ce labyrinthe en arrivant dans le couloir on se dit qu’on a vraiment vécu cette pièce pourtant très statique. C’est cette expérience sensible que j’aimerais pouvoir reproduire dans mes pièces.
Léo Bioret : La sculpture te permet d’exprimer des volumes comme moyens de communication entre anthropologie et ethnologie. Explique-nous ton rapport à la sculpture et la manière dont tu appréhendes ce médium dans ta production. La sculpture est-elle le moyen pour toi de te mettre à la place des autres par une expérience sensible très forte ?
Anaïs Touchot : Ma pratique de la sculpture est dans une continuité de ma production en design d’objets dans le sens où j’essaie de me réapproprier les savoir-faire, les choses qui sont fabriquées ou la manière dont les gens construisent ces choses. La sculpture me permet d’étudier à un moment donné dans un certain contexte, une expérience sympathique, me mettre à la place des autres et voir comment ils appréhendent la construction d’un élément. J’ai travaillé pendant un certain temps sur le peuple américain des années 60-70 et leur désir d’absolument se protéger et construire des abris antiatomiques durant leur day off. C’était un exercice très technique. Cette obsession devenait presque créative pour moi. Au moment où je me retrouve avec un plan je me pose les questions de savoir comment construire et de quelle manière je vais l’adapter.
Léo Bioret : Tu qualifies cette technique et cet espace de création de brico-sculpture. Le bricolage pouvant être souvent standardisé à une discipline vulgarisée. Comment appréhendes-tu ce champ de création ?
Anaïs Touchot : La sculpture fait intervenir l’empathie par le savoir-faire. Je m’intègre à une culture où j’utilise un nouveau moyen de communication par la sculpture et l’installation. Je tente de reproduire des us et coutumes au travers des gestes de la fabrication, du bricolage, par l’utilisation d’outils ou de vêtements. J’estime au travers de ces reproductions d’habitudes, pouvoir appréhender leurs contextes de production et ainsi capter les techniques et les états d’esprits des constructeurs. La sculpture est un vrai médium de sensibilisation.
Léo Bioret : Tu as aussi une pratique du dessin très riche. Quelle place à l’illustration dans ta pratique artistique ?
Anaïs Touchot : Le dessin c’est quelque chose de très récent et de nouveau pour moi. Il m’est venu aussi parce que je n’ai pas d’atelier adapté pour construire mes pièces, et que des maisons, je ne peux pas en construire tous les jours, car ce n’est pas facile à stocker! Je me suis demandé comment je pouvais continuer à produire dans des moments de transition et de recherche entre deux réalisations d’installations à grande échelle. J’ai besoin d’avoir une grosse production. Je ne montre pas forcément tout mais j’ai besoin d’expérimenter et de produire. A un moment donné je me suis demandé comment est-ce que pouvais continuer à produire sans avoir un lieu de stockage énorme. C’est à ce moment là que j’ai commencé le dessin toujours sur les mêmes schémas d’inspiration. Ces derniers temps mes problématiques étaient vraiment très liées à l’habitation et à l’architecture et je me suis retrouvée à dessiner des maisons, des cabanes et des habitations tout en cherchant à transmettre ces sentiments d’habitation et de non-habitation à travers les dessins.
Léo Bioret : Je pense aux réalisations de Katrina’s tour où tu présentes une série de dessins très forte et dont les évènements sont ancrés dans la mémoire collective. Tu peux nous présenter ces dessins ?
Anaïs Touchot : Ce qu’il faut savoir c’est que cet intitulé de « Katrina’s tour » existe vraiment. Après le passage de l’ouragan Katrina en Nouvelle Orléans les gens n’étaient que partiellement relogés surtout dans certains quartiers majoritairement pauvres. L’état avait décidé de ne pas reconstruire ces quartiers et de les laisser tels quels. C’est à ce moment-là que s’est développé le tourisme macabre. Des gens payaient pour venir voir les quartiers qui n’avaient pas été reconstruits. Le problème c’est que la population de ces quartiers n’avait pas été relogée et vivait toujours dans ces non-habitations. C’est un phénomène réel horrible que l’on pourrait presque comparer au zoo. Des gens sont morts dans cette catastrophe, certains ont perdu une partie de leur famille. La plupart des gens n’ont pas été pris en charge par leur assurance car ils étaient assurés seulement pour les catastrophes mais pas pour les inondations et ce sont les inondations qui ont créé la plupart des dégâts. La FEMA qui est l’organisme de secours, avait mis des caravanes à disposition pour les sinistrés mais seulement pour une année. Les gens se retrouvaient de nouveau à la rue ! Et maintenant des cars passent devant ces quartiers. C’est un phénomène qui s’est complètement banalisé comme une attraction du coin pour les touristes ! J’ai eu envie de dénoncer cela d’une certaine manière à cause de l’impossibilité géographique de ma situation pour les aider. Par mes propres moyens j’ai dessiné tout ça pour recontextualiser. J’ai fait des portraits de maisons, avec différentes topologies d’habitations pour ne pas laisser dans l’oubli ou le déni cette catastrophe et les dégâts qu’elle a causée. Ce qui m’a touché dans mes recherches sur ce projet c’est que les gens utilisent leur propre maison pour communiquer. Ils y inscrivent des messages puisqu’ils savaient qu’elles allaient être filmées et que cet évènement allait être énormément médiatisé. Ces messages servaient à retrouver des proches mais aussi à dénoncer certaines choses. On pouvait lire des messages pour dire que Georges Bush était un meurtrier ou que Katrina était une salope, etc. C’était aussi un moyen de communication entre eux pour dire à leurs proches qu’ils pouvaient rentrer ou appeler, que tout le monde allait bien, etc. Ces gens se retrouvaient dans une faille administrative, ils avaient tout perdu et personne ne se tournait vers eux pour les aider. Ces oubliés des catastrophes savaient très bien que les médias allaient venir filmer leurs quartiers, ils ont alors utilisé les habitations comme forme de communication.
Léo Bioret : Tu donnes une réelle présence à ces maisons « oubliées » et laissées pour compte, à travers tes dessins qui sont très colorés et très forts visuellement. Pour que ces évènements d’après catastrophe restent vivants et qu’on parle enfin de ces quartiers, en rentrant dans la réalité du sujet, tu utilises ces techniques de dessins qui apportent une très forte présence à ces portraits de maisons. Comme si par le portrait tu les humanisais presque.
Anaïs Touchot : L’idée de réaliser ces dessins aux feutres et aux couleurs très criardes c’était aussi pour rappeler ce qu’était la Nouvelle Orléans dans la mémoire collective au-delà de cette catastrophe. A la base la Nouvelle Orléans c’est la vie, les rues animées et la fête toute la journée. Katrina a imprimé tout le contraire dans les esprits. J’ai voulu recontextualiser la Nouvelle Orléans, sa façon de vivre et faire une opposition très forte entre un dessin qui attire l’œil par ses couleurs et un évènement grave.
Léo Bioret : On retrouve dans ce projet ton rapport fort avec l’habitation et sa destruction et le fait de reconstruire cette habitation détruite, par le dessin, puisque tu ne peux pas aller là-bas pour les aider à reconstruire. Tu es dans un véritable mouvement, un besoin de montrer les choses en les faisant vivre même par la destruction. C’est quelque chose qui fait vivre ton travail ?
Anaïs Touchot : Je pense que c’est une manière d’humaniser les maisons. Cette sensation très physique qui fait que j’ai l’impression que les maisons me parlent et me demandent de l’aide.
Léo Bioret : Tu amènes vraiment cette physicalité à la maison, cette vie que l’on peut ressentir lorsqu’on est à l’intérieur d’une habitation, là où se trouve le vivant de la construction. Tu arrives à retranscrire cette vie à l’extérieur de l’habitation, on la regarde et on ne se pose pas la question. Cette maison vit ! Tu utilises tous ces aspects en manipulant l’intérieur et l’extérieur, en la construisant et en la reconstruisant et même en la reproduisant et en la représentant.
Anaïs Touchot : Il y a vraiment une identification assez rapide avec ce genre de travail. En prenant l’exemple des dernières tempêtes en Bretagne, les inondations qui ont eu lieu sont toujours des catastrophes auxquelles on s’identifie en se disant que l’on n’aimerait pas que cela nous arrive. Tout de suite on se pose la question de savoir ce que l’on ferait si cela arrivait ! En s’appropriant ce genre de catastrophe et tout ce que cela peut engendrer, on se rend compte que la maison est une concentration de vie et de choses qui nous appartiennent qui sont notre mémoire, nos souvenirs et notre vie et qui sont d’une grande importance. Cette relation à l’intime et ce que l’on peut ressentir dans ce type d’habitation est présente dans la série de dessins de Katrina’s Tour. La plupart des murs sont arrachés ce qui donne une vision vers l’intérieur de la maison. Sans que ce soit réellement un dessin de maison, on voit que leur intimité est sortie de celle-ci et arrive sur la rue. Le réflexe humain de se mettre à la place de ces personnes est immédiat.
Léo Bioret : Un autre aspect assez prépondérant dans ton travail, c’est ton rapport au récit que tu amènes en parallèle de tes projets. Tu aimes raconter et surtout fabriquer des histoires. Toutes tes pièces sont accompagnées d’un récit personnel expliquant la naissance d’un processus et les appréhensions essentielles d’un récit artistique personnalisé. Ce rapport romancé à chaque projet place tes travaux dans une démarche historique et temporelle qui s’inscrit alors dans le processus Before-during-after que tu développes dans toute ta production. Chaque projet est en corrélation avec une histoire dans une approche de conteur. L’anecdote est la base de tes projets, tu parles même « d’anecdote comme générateur de pièces ». Tes projets évoluent autour d’une histoire. Peux-tu nous expliquer comment tu construis tes fictions ?
Anaïs Touchot : Ce sont en fait des fictions avec assez de réalité pour qu’elles soient vraies et des réalités avec assez de fiction pour qu’elles soient de l’ordre de l’imagination. Ces récits sont dans la continuité du processus en trois temps before – during – after. Il y a toujours une genèse à un projet et j’ai envie de raconter cette genèse parce que ce que je peux ressentir face à une idée ou un projet, les spectateurs ne vont pas forcément l’intercepter. Ces récits permettent une première approche à chaque projet. Je mets les gens face à un contexte avant de les mettre face à une pièce. J’ai besoin de cette étape du récit. Ecrire est aussi un moyen de positionner mes idées. Toutes mes productions de l’ordre du bricolage ont besoin de cette étape d’écriture et de notes pour prendre sens. La production est première, le récit vient ensuite et les histoires se forment. C’est aussi un moyen de donner des indices de lecture des pièces sans être jamais définitif. Un peu comme Ryan Landler qui donne des indices pour reconstruire des pièces. C’est juste de l’ordre de l’indice.
Léo Bioret : Je pense que ton texte est aussi très physique. Tu construis tes pièces comme tu construis ton texte et inversement. C’est aussi un objet physique construit qui peut être autonome.
Anaïs Touchot : Effectivement, le texte peut être autonome en tant que pièce dans le sens où j’ai ma manière personnelle d’écrire et qui amène une véritable production au même titre que les pièces. Je ne suis pourtant pas très à l’aise avec l’exercice d’écriture et c’est pour cela que je préfère aborder mes textes comme mes pièces.
Léo Bioret : Est-ce que tu arriverais à produire un texte et à le détruire comme tu le fais avec une cabane par exemple ?
Anaïs Touchot : Je ne me suis jamais posé la question mais c’est envisageable. Tout peut réexister une deuxième fois après une destruction tant que le créateur est présent et décide de mener cette action à bien.
Léo Bioret : Je souhaiterai développer l’idée d’un lieu qui influence visiblement ton travail depuis tes premiers projets. C’est ton rapport très fort avec l’habitation, la maison, le lieu familial, lieu de mémoire par excellence où les souvenirs sont puissants. Peux-tu nous en dire plus quant à ta situation dans cet environnement et ce lieu comme empreinte de ton processus de travail ? Où nous mènent, la mémoire, les souvenirs et les choix que l’on fait ? Où sommes-nous aujourd’hui et dans quelle maison nous rêverions de vivre, etc. Tu proposes au public des constats de vie en quelque sorte ? Comme si tu avais pu vivre toutes ces vies dans la peau de différents personnages. Help me hit me, on n’habite pas, jesus ar here, … jusqu’à The Time Machine proposent un lieu à la forte concentration de survie. Les sensations se déploient constamment autour de tes pièces comme pour se sentir en sécurité quoi qu’il arrive avec un toit, des murs et des objets nécessaires à la survie où simplement des objets qui ont de l’importance à nos yeux, une préciosité personnelle.
Anaïs Touchot : Dans The Time machine l’idée était de créer un véritable lieu de survie. C’est un bunker, installé sous terre où l’on peut entrer à l’intérieur et le fermer complètement. Cette pièce propose un lieu où la survie ne dépendrait pas d’éléments de vie essentiels comme la nourriture, l’eau, un endroit pour faire ses besoins mais simplement d’objets à rêver. J’ai injecté dans ce lieu de survie tous mes mythes à moi, ce qui me plait et qui est force de souvenir et d’envie : des confettis, de la musique avec « La Californie » de Julien Clerc, des posters de filles en bikinis et de surf, une côte de bœuf en train de griller, un vieux clip et des bouées gonflables. La survie ne dépend alors plus d’objets nécessaires à vivre mais plutôt sur la manière d’avoir encore de l’espoir et continuer de rêver pour survivre. J’aime cette confrontation entre l’objet très austère du bunker et l’intérieur très riche, attirant et chaleureux, très Californie !
Je recherche ce moment d’étonnement et d’activation de la pièce comme dans le bunker qui ne peut fonctionner que si le spectateur entre dedans.
Léo Bioret : Tu proposes quand même dans The Time Machine, un modèle de ta mémoire à toi, de tes souvenirs ou en tout cas des choses qui te parlent dans ton quotidien. Les spectateurs rentrent dans une sphère très personnelle et très intime. Comment est-ce que tu expérimentais ce moment où les spectateurs s’appropriaient complètement un lieu que tu as construit.
Anaïs Touchot : Des lieux j’en construis et j’en construirai d’autres. Ce lieu est aussi lié au récit, l’aventure continue ! A chaque fin de pièce je suis dans le commencement d’une autre. Comme si je me détachais petit à petit de mes œuvres pour laisser les spectateurs activer la suite. Les gens pouvaient rentrer dans cet espace très intime de The Time Machine mais j’étais déjà ailleurs !
Léo Bioret : Tu nous proposes à travers toutes ces représentations de l’habitation et des constructions toutes les possibilités et les frustrations que l’on peut avoir face à l’habitation et la non-habitation : s’abriter, se rassurer, détruire pour reconstruire. J’aimerai que l’on revienne sur ta pièce on n’habite pas… Une série de cartes postales où tu travailles sur l’effacement et la disparition de l’image et de l’habitation. Tu nous proposes un retour à la réalité très brutal dans cette fiction du souvenir.
Anaïs Touchot : Le projet des cartes postales, on n’habite pas, tire son titre d’une phrase que j’ai entendu à la radio : « On n’habite pas dans les livres de poésie, on n’habite dans des maisons » J’ai réuni des situations qui se confrontent entre la carte postale et l’image que je fais passer de l’habitation.
Léo Bioret : Si l’on parle de ton travail en général où se situe-t-il aujourd’hui ? Es-tu en phase de création, de réflexion, de collaboration ou d’action ? Tu abordes beaucoup la notion de repères dans ton travail as-tu créé au fil du temps des repères artistiques ? Dans les phases de production mais aussi de réflexions, quelles sont tes inspirations directes et tes artistes repères?
Anaïs Touchot : Ces repères sont constamment en mouvance et ne sont jamais définitifs. Quand j’étais étudiante les repères que j’avais ne sont plus forcément ceux que j’ai aujourd’hui. J’ai été très influencée par le travail de Noam Thoram, Alexandra Midal, etc. Aussi bien par des théoriciens que des plasticiens et des designers. Petit à petit les repères se précisent et rentrent dans le champ de mes questionnements qui sont cette année très liés à l’architecture et à l’habitation et à tout ce qui se rattache à la construction amateur. Il y a aussi des artistes qui m’ont forcément plus influencés que les autres comme Mike Neelson, Simon Starling mais aussi Laurent Tixador, Catherine Rannou, qui sont des artistes très proches de l’idée de l’art comme une sorte d’expédition et d’aventure. C’est ce genre de problématique que j’ai envie de pousser et de continuer aujourd’hui sur cette recherche d’aventure. Comment est-ce que je peux vivre une aventure ou une expédition?
Léo Bioret : Tu évoques souvent quand tu parles de ton travail, le terme « d’art aventurier ». Les voyages et les expéditions rythment beaucoup de tes réalisations. Tu prends l’art comme un « immense terrain de jeu » c’est bien ça ?
Anaïs Touchot : Oui c’est ça. Je ne vais pas trouver toutes mes idées dans l’atelier. Le bricolage m’emmène parfois à la découverte et à l’aventure. Je suis de plus en plus intéressée par cette idée du voyage et des contextes de survie et de ce qu’ils peuvent produire. J’aime bien expérimenter mes voyages comme des aventures et des trucs un peu fous. Je suis par exemple partie trois mois en Scandinavie en plein hiver avec un fourgon où j’ai eu l’occasion de faire des rencontres incroyables. Je me rappelle être allée dans une vallée où se situait une sorte de village d’artistes reclus où chacun construisait sa maison tout seul. J’ai pu visiter toutes ces maisons. C’était une expérience assez fabuleuse.
Léo Bioret : Tu es aussi dans l’expérience du voyage et pas seulement dans le fait de se déplacer physiquement sur un territoire ou un autre. Par voyage je veux dire déplacement géographique, physique mais aussi temporel à travers des histoires personnelles, des faits divers ou même lorsque tu t’inspires de certaines choses qui t’ont marqué. Chaque déplacement est un prétexte à la production comme pour ne jamais oublier des évènements importants par leur nature si simple soit-elle.
Anaïs Touchot : Je me pose souvent la question de savoir quels changements les territoires imposent ? Et j’aime vivre ces changements de territoires culturels et physiques. En Scandinavie par exemple la température est descendue jusqu’à moins 44 degrés, ce qui nous a obligé à vivre ces changements. Les conditionnements climatiques sont radicaux, la neige est partout, beaucoup de questions se posent alors. Comment vivre quand tout est recouvert de neige, quand tout est blanc ?
Léo Bioret : As-tu pu faire l’expérience de l’habitation là-bas, sur des territoires qui imposent des conditions de vie très dures de par le climat et l’environnement ? Est-ce que c’est le cas dans tous tes voyages lorsque tu entres chez quelqu’un dans un autre pays, tu expérimentes une autre approche de la maison ?
Anaïs Touchot : Bien sûr, les voyages et les rencontres avec ces maisons sont aussi des périodes de documentation très riches. Je me documente énormément sur les cabanes, les constructions, les abris, etc. C’est ce qui fait naître mes productions par la suite. C’est aussi pour ça que je passe à un moment donné par le récit, pour matérialiser toute cette documentation que j’ai pu assimiler.
Léo Bioret : L’aventure produit le récit et donc produit la pièce en quelque sorte ?
Anaïs Touchot : Oui c’est ça. La pièce Help me hit me est une véritable rencontre avec l’habitation et une aventure autour de cette construction qui existe vraiment. En Norvège, à Mo i Rana, où il ne se passe strictement rien je suis tombée sur une cabane qui avait une taille entre la maison et l’abri de jardin, dont l’échelle fait qu’on ne savait pas vraiment à quoi elle servait, le long de la digue et sur laquelle il y avait inscrit : « Help me hit me ». J’ai trouvé cette rencontre complètement dingue ! J’ai eu l’impression que cette maison me parlait et m’appelait pour me dire : « Allez vas y aide moi, frappe moi ! ». Ce genre de moment est complètement anecdotique encore une fois mais je me suis sentie concernée. J’ai parfois l’impression que mon job est d’avoir une masse, de taper sur des constructions ou un marteau pour en solidifier certaines. A ce moment là, cette maison était toute branlante, prête à s’écrouler, elle tenait par deux sangles et on pouvait lire l’inscription d’appel au secours de l’habitation.
Léo Bioret : Tu sentais qu’il fallait absolument la libérer de cette emprise invisible qui la retenait à cet endroit ?
Anaïs Touchot : J’ai eu la sensation au moment où je suis passée devant que je devais faire quelque chose. Ça ne pouvait déjà par être un hasard que je passe là à ce moment précis. Cette maison avait des similitudes avec moi. A partir de là j’ai décidé que même si cette maison avait forcément un créateur et quelqu’un qui lui avait écrit ce panneau, qu’à partir du moment où cette maison avait décidé de parler, son géniteur avait perdu son droit de créateur sur cette construction. Je me devais de prendre la suite, il me fallait cette maison. Quand une maison vient te parler, c’est quelque chose qui n’arrive jamais, jusqu’au moment où ça se produit bien sûr, elle te demande de l’aide, tu l’aides !
Léo Bioret : Comment as-tu fait pour aider cette maison ?
Anaïs Touchot : Je suis forcément rentrée en France et je n’ai pas pu la ramener bien évidemment. C’était déjà compliqué de vivre trois mois dans un fourgon alors si en plus il fallait y mettre une maison à l’intérieur tu deviens complètement dingue ! Mais je voulais quand même aider cette maison et répondre à son message en faisant quelque chose. J’ai voulu construire une sorte de légende autour de cette habitation. Je ne sais pas si les gens comprennent que c’est une expérience qui s’est réellement passée mais à travers le récit je leur raconte que j’ai découvert cette maison, que j’ai voulu l’aider et que je suis retournée la chercher, que je l’ai ramené et que c’est elle qui est présentée. Quand le spectateur arrive dans l’espace d’exposition la cabane est là avec une photographie qui l’accompagne, une photo que j’ai prise, de l’ordre de l’archive qui montre la « vraie » cabane dans son milieu naturel. La cabane est la même que sur la photographie et l’histoire se construit comme cela avec comme je le disais avant, assez de fiction pour que cette légende soit vraie. L’idée était de la reconstruire la plus ressemblante et précise possible. Dans cette légende on ne sait pas si c’est vrai, on s’en moque et on ne se pose même pas la question finalement. Si jamais cette histoire est fausse, c’est quelque chose qui peut être refait à chaque fois. C’est le genre de questionnement qui est très anecdotique lorsque l’on voit la pièce mais qui quelque part lui donne une âme. Cette cabane n’est pas juste là à un moment donné, elle a vécu avant, elle vit au moment où on la voit dans l’espace d’exposition et elle vivra après aussi. On revient encore à ce fil rouge temporel du before-during-after. Si tu veux rendre les choses humaines ou vivantes elles ne peuvent pas juste exister à un instant T. Cette vie où l’on distingue plusieurs temporalités doit être palpable.
Léo Bioret : Tu n’as pas juste voulu construire ou reproduire une cabane pour le simple geste de la construction. Mais bien pour montrer ses différentes temporalités et son aspect vivant. Dans ce projet il faut que tout se sache, toute l’histoire avant d’arriver dans l’espace d’exposition est importante et a un impact sur ce qui se joue après.
Anaïs Touchot : Je rajoute aussi beaucoup d’éléments essentiels pour raconter cette histoire. Je raconte que je suis allée chercher cette maison pour la reconstruire dans l’exposition alors que je ne suis absolument pas retournée la chercher. En me mettant à la place des gens (ici des constructeurs de cette cabane), cela me permet d’expérimenter une autre technique de construction, car ce n’est pas du tout ma façon de faire. Cette cabane était faite en rondins de bois bruts. C’est une technique de construction que nous n’utilisons pas en France. Nos bouts de bois sont toujours débités alors que là-bas la branche ou le tronc de l’arbre ne sont pas beaucoup transformés. Cette situation nécessite une réelle adaptation par rapport au pays et à la culture d’origine. C’est précisément là-dessus que je triche pour que toute l’histoire paraisse vraie. Ce qui me touche dans cet appel à l’aide de la maison c’est que j’ai pu atteindre un seuil de tolérance dans ma copie de la pièce. Si l’histoire plait et qu’elle donne envie d’y croire, le spectateur sera peut-être moins regardant à savoir si c’est bien la même cabane qui est présente dans l’espace d’exposition. Cette idée de tolérance donne du crédit aux pièces si la personne en face de cette cabane a envie de croire dans cette histoire que je raconte.
Léo Bioret : Tu aimerais retomber sur une maison ou une construction dont tu parleras de la même manière ? Comment appréhenderais-tu ce moment une deuxième fois ? Cette expérience pourrait-elle prendre la forme d’un projet d’expédition pour trouver toutes ces maisons qui ont besoin d’aide ?
Anaïs Touchot : C’est un moment que j’aimerais beaucoup revivre. Deux artistes que je connais s’inscrivent dans ce genre de cycle expéditif, Ils ont un mode de production qui s’appelle l’Epopée. Leur idée étant basée sur le cycle de la vie sous la forme d’une Epopée de l’ordre du banal. Ils mettent en place des expéditions de la vie en créant des évènements ou des lieux qui repositionnent le statut de l’importance des choses. Ils ont créé une mine avec des tonnes de terre pour pouvoir récolter des vers de terre. Ils détournent les éléments impressionnants et le gigantesque pour mettre en avant de petits évènements à grande échelle. Cette aventure en amènera une autre car avec cette récolte de vers de terre ils pourront aller à la pêche et développer un nouvel épisode de l’Epopée. Cette expédition « inutile » forme un cycle très complet d’aventures de la vie dont on aimerait faire partie.
Je pense aussi au travail de Catherine Rannou entre architecte et plasticienne. Elle documente énormément au cours de ses expéditions en Antarctique des constructions amateurs qu’elle a pu croiser à travers des tentes, des igloos, des containers, etc. Elle documente aussi la manière dont on donne un certain type de vocabulaire à un certain type d’architecture, comme pour les constructions coupées du monde pendant une année entière. Les repères architecturaux urbains prennent la forme de containers. Des constructions essentielles pour maintenir la vie à l’autre bout du monde. Les souvenirs personnels architecturaux même à l’autre bout du monde sont indispensables pour créer de nouveaux repères.
Je pense que l’expédition créé le discours. J’aimerais bien partir en expédition pour continuer à créer des discours.
Léo Bioret : Tu t’envoles dans quelques mois pour le Canada pour effectuer une résidence à Québec. C’est peut-être l’occasion d’expérimenter ce moment de l’expédition. Quel est ton rapport aux résidences d’artistes. Parle-moi de ce moment de création et de réflexion. Quel est la nature du projet que tu vas développer pendant cette résidence ?
Anaïs Touchot : C’est ma première résidence et j’ai hâte d’expérimenter ce moment de création. Je suis très attirée par les pays nordiques et les grands espaces comme le Canada. La résidence aura lieu à Saint-Jean-Port-Joli, le long du fleuve Saint-Laurent et j’y retrouverai de grandes forêts.
J’ai déjà mes idées très liées à cette idée d’expédition que j’aimerais développer là-bas.
Je m’inspire d’une histoire qui s’est déroulée en Afrique du Sud pas loin de Johannesburg que je ramène au Canada. Je déplace le territoire de l’histoire. Un groupuscule africain nommé « No arm No vote » regroupe des gens habitant un bidonville depuis des générations et des générations. Cette terre sur laquelle ils vivent est sans aucun doute la leur. Ce territoire appartient à ce peuple, personne d’autre qu’eux ne connaît ce territoire. La ville vient de vendre ce lieu à des promoteurs, les habitants du bidonville doivent donc partir. Ils se font expulser à coups de machettes en pleine nuit. Cet évènement produit des questions de territoire et de survie : que se passe-t-il lorsque tu te fais chasser de ta terre et où est-ce que tu peux te réfugier et aller ? Toute leur famille vit dans ce bidonville, ils ne savent pas où partir et ils ne peuvent pas rester. En m’inspirant de cette histoire de déplacement de territoire j’ai pour projet de me balader au Canada avec une sorte de mini maison (endroit où je pourrais vivre et y apporter mes objets personnels) que je pourrais déplacer à chaque étape de mon expédition. Un déplacement simple d’un point A à un point B avec ma maison et mes souvenirs en mouvement eux aussi.
Léo Bioret : Ce projet est en quelque sorte une réponse à la question qu’Olivier Abel pose sur les voyages et le déplacement : comment rester mais comment partir ? C’est un dilemme assez fort qui déplace le point d’ancrage connu de la maison et des souvenirs. Tu proposes dans un endroit fixe, comme le projet The Time Machine, un déplacement où l’on s’évade en rentrant à l’intérieur.
Anaïs Touchot : C’est une question que je me pose sans cesse en essayant à travers mes projets d’apporter de nouvelles problématiques à cette question et des éléments de réponse. C’est une sorte d’exploration où je joue un défi physique réel. Dans le projet de résidence pour le Canada je n’ai pas du tout envie de mettre en place des éléments pratiques pour transporter ma maison comme la transporter sur des roues par exemple. L’effort de porter sa maison doit être perceptible. Il y a une sorte de sottise à tout ça mais elle met en avant certaines choses et donne un point de vue intéressant de déplacement du territoire et de l’habitation. Une émission de télévision américaine qui s’appelle les Monster Moves, a pour principe de déplacer des éléments architecturaux urbains qui n’ont pas trop de visibilité pour les transporter sur d’immenses camions afin de les insérer dans des endroits qui les mettent plus en valeur. C’est un déplacement complètement cinglé mais complètement génial ! En Amérique du Nord il est possible d’assister à ce genre de déplacements de territoires exceptionnels pour divertir les populations par la grandeur des moyens techniques et la folie de tels projets. Le peuple du bidonville de Johannesburg en Afrique du Sud aurait bien besoin de ce déplacement, simplement parce que c’est une question de survie… Le contraste est extrêmement fort. Au même moment dans le monde il se passe des évènements liés par l’opposition territoriale et politique. L’histoire est pourtant la même, le sujet est identique et il est intéressant de voir comment il s’inscrit sur deux territoires différents et contrastés. Je ne sais pas encore quelle réponse je vais trouver à la suite de ce projet de résidence mais je vais le découvrir pendant l’action de la pièce. Je pars en résidence en me disant que je vais pouvoir bénéficier d’un atelier mais je n’ai pas l’impression que je vais y passer beaucoup de temps. Je m’intéresse à cette sortie de l’atelier vers l’extérieur où l’expérimentation de la résidence se fait directement sur le territoire, sortie des murs. La question se pose également de savoir comment ramener la proposition à l’intérieur de l’atelier ou de l’espace d’exposition. Ce va et vient est constant dans mon travail. La résidence est l’occasion de créer des émulsions de création sur deux mois. Ce temps donné est signifié par la rencontre de personnes ou de lieux, les déplacements et la création.