Chloé Jarry

AU CREUX DES RELIEFS — Entretien

Léo Bioret : L’objet sculptural en corrélation avec l’espace d’exposition provoque un mouvement autour de tes œuvres, le détournement.

Chloé Jarry : Je peux me retrouver dans le faux-semblant mais je ne trompe pas l’œil non plus. Je propose plutôt un trouble qui n’existe que s’il y a une observation d’un environnement d’exposition. Il est rare que mes sculptures soient installées dans l’espace comme des sculptures traditionnelles.
J’utilise le décentrement dans la façon dont je présente mon travail. Il y a tout de même un décalage car je m’approprie l’espace d’exposition, je compose avec, je ne vais pas chercher à le transformer.
Lorsque l’on visite un espace c’est déjà une expérience de volume et d’architecture en soi. Mes pièces peuvent être discrètes et non interceptées au premier coup d’œil. Une fois l’œuvre installée, elle a sa place, elle fait partie d’un « ecosystème » spatial. Je laisse faire sans pour autant être dans un jeu de cache-cache.

Léo Bioret : Quel est le point de départ du déplacement spatial et fonctionnel ?

Chloé Jarry : Dans un premier lieu je m’intéresse aux formes. Je m’interroge sur la manière dont je vais pouvoir travailler avec elles pour les neutraliser, les capter. Ensuite je vais avoir recours au moulage et à l’empreinte.
Je cherche à les extraire afin de les faire rentrer dans le champ sculptural.
Celles que je choisis existent car se sont des objets fonctionnels. Le fait de les traduire matériellement, de les reproduire, amène une certaine neutralité qui fait que je les défonctionnalise. Je ne garde que la forme qui devient une sculpture. J’opère le glissement d’un état fonctionnel à un état formel tel un marqueur temporel.
C’est important pour moi qu’il y ait un dialogue direct entre le lieu et les œuvres. Le contexte est essentiel dans mon approche. C’est aussi le lâcher-prise qui fait fonctionner mes œuvres. L’art c’est une histoire de rencontres. Il y a quelques années, j’ai croisé le concept de sérendipité qui m’intéressait dans le fait de rester attentive et de découvrir. J’aime cette idée de rencontre poétique que l’on peut avoir avec les œuvres mais aussi dans la vie quotidienne.

Léo Bioret : Le quotidien est ton motif.

Chloé Jarry : Absolument ! Je m’intéresse aux formes quotidiennes auxquelles on ne prête pas attention parce qu’elles fonctionnent ! Par exemple, un interrupteur électrique nous est égal parce qu’on est habitués à avoir l’électricité. C’est quelque chose qui est devenu naturel, une convention ; celle de rentrer dans une pièce et de toucher l’interrupteur, d’avoir un contact avec cet objet. Notre quotidien fait que ces objets disparaissent, de notre vision. Ils réapparaissent lorsqu’ils sont défaillants.
Le quotidien est une sorte de machine qui aspire plein de pratiques et de pensées et qui parfois nous endort. Je n’invente pas les formes, je les récolte. Ce que j’ai autour de moi m’interpelle et je prends le temps de l’interpréter.
Je prends plaisir à montrer ces figures « oubliées ». C’est une mise en recul où je recherche l’étape supérieure de la simple « démonstration » d’un objet.
Je réfléchis à la quotidienneté dans son ensemble.

Léo Bioret  : Arrêtons-nous sur Flex, une sculpture produite pour l’exposition INTER_ que j’aime à qualifier d’appendice architectural.

Chloé Jarry : Flex enlace une cimaise tout en étant très fixe. J’avais envie de créer une installation qui légitime la position de cette cimaise et que la sculpture, le mur et le propos d’exposition dialoguent. Avec la céramique j’ai pu traduire une souplesse qui n’est pas réelle. J’ai également travaillé sur le module et la répétition. Cette pièce pourrait s’étendre à d’autres supports et muter dans l’espace proposé, les quatorze modules créent cette possibilité de colonisation.

Léo Bioret :  Comment as-tu réalisé ces modules en terre ?

Chloé Jarry : J’ai sélectionné un tronçon de gaine d’aération en aluminium. Je trouve cet objet très beau car il prend très fortement la lumière dû au revêtement métallique. J’ai d’abord reproduit ce morceau en un moule d’élastomère. Ensuite j’ai travaillé avec de l’argile pour réaliser les différents modules. Le moule est le même mais chaque module est différent par les aléas de la création et du faire. Je les ai assemblés, étirés, cintrés pour arriver au profil que je souhaitais et qui correspondait à la cimaise de l’exposition. J’ai ensuite cuit et émaillé chaque morceau pour leur donner cette teinte grise et brillante.

Léo Bioret : Non loin de Flex était accroché M’amarrer, cinq anneaux en grès « marqués », accrochés sur une diagonale.

Chloé Jarry : J’ai rencontré ces anneaux d’amarrage lors d’une résidence sur les bords du Rhône où je me suis approprié ces formes. Mais je les ai aussi croisés à Nantes sur les bords de Loire. Ça faisait longtemps que je fantasmais un travail avec ces objets là. En réalisant des prises de notes par rapport à ces objets, le fait de s’y accrocher m’est apparu comme une évidence. C’est ce que j’ai fait concrètement sur les formes en terre, j’ai reproduit ce geste réflexe de fermer la main dessus. Je m’y suis accrochée et je me suis arrêtée là, après ce geste efficace ! J’y laisse mon empreinte, je me positionne aussi dans une histoire de l’art en réalisant ce geste simple qui raconte beaucoup de choses. C’est une façon de pointer ma présence.

Léo Bioret : Dans quelles circonstances pratiques-tu l’observation du quotidien, quel est l’élan de ta création ?

Chloé Jarry : Ma pratique commence par le dessin d’observation qui s’active dans un état d’ennui, de silence où je commence à dessiner des choses très banales et quotidiennes. Je prends des notes visuelles, des photographies parfois qui amorcent ma réflexion. Je créé des œuvres pour des espaces d’exposition mais qui pourraient se retrouver dans des espaces de vie intime. J’aime dire que mon travail habite un espace. Le fait de parler d’habitation, touche à la vie de tous les jours, au quotidien et à la répétition. Pour créer il me faut une sorte de vide qui va déclencher de l’ennui. Là, je trouve plein d’idées, je prends le temps ! On s’ennuie lorsque l’on arrive à se mettre en recul et que l’on sait s’arrêter. L’ennui construit, il interroge l’espace de manière générale et est une forme d’éloge de la lenteur. Il est important pour réfléchir et donc pour créer. Si je ne côtoie pas ce « vide », je n’ai pas de désir de création.