SYMBIOSE À LA LOUPE — Entretien
Léo Bioret : Gaston Bachelard eut ces mots, tout droits sortis de tes œuvres :
« Il faut aimer l’espace pour le décrire si minutieusement comme s’il y avait des molécules de monde, pour enfermer tout un spectacle dans une molécule de dessin »1.
Marine Class : C’est précisément dans ce rapport d’échelles que je me situe. Le mouvement de l’une à l’autre est un point central dans mes réflexions artistiques. Je parle de grands espaces à travers des choses minuscules.
J’ai avant tout une approche sculpturale de l’espace, ma sensibilité et mon rapport au monde sont liés au volume. Maintenant que le volume est bien installé dans ma pratique je laisse une place au dessin.
Léo Bioret : Comment interagissent tes volumes et tes dessins ?
Marine Class : Le dessin est la synthétisation d’un monde dans une image. Complémentaire à ma pratique du volume il ne s’y soustrait pas. Ces deux techniques ont leur indépendance. Le dessin se construit vraiment petit à petit et depuis pas très longtemps.
Je pense que le dessin est arrivé à la suite des réalisations Reliefs de table2 entre 2011 et 2014. C’était passionnant, mais il s’est produit un essoufflement dans la réalisation de l’objet sculptural. Je recherchais à ce moment-là quelque chose de plus « lâché », un rapport au temps complètement différent et immédiat.
J’ai donc commencé à faire les papiers marbrés qui répondaient à mes problématiques du moment et le dessin est revenu comme une récurrence.
Léo Bioret : Tes dessins semblent à la fois condenser, réunir et ouvrir comme une projection de l’espace. : Le volume s’impose dans l’espace et a besoin d’une taille minimum, le dessin produit l’inverse et je peux réduire au maximum chaque élément. C’est l’idéal du très petit qui génère ce sentiment d’infini. C’est une image mentale.
Marine Class : En présentant un objet, il n’est jamais regardé pour ce qu’il est. La projection que le dessin permet j’ai du mal à l’avoir avec une sculpture. Développer ces deux pratiques me permet cet écart et ce passage. Atteindre ces dimensions différentes m’intéresse et la complémentarité entre mes dessins et mes sculptures ne parlent pas du tout de la même chose.
Léo Bioret : À la frontière de l’objet pictural en deux dimensions et de l’objet sculptural, il y a un trouble. L’installation présentée dans l’exposition INTER_ et réalisée en duo avec l’artiste Blandine Brière, Faire ses gammes est-elle cette hybridation ?
Marine Class : J’aime que le regardeur se retrouve embarrassé pour nommer ce qu’il voit. Ce qui m’intéresse c’est d’être à la lisière. La complexité de ne pas être une seule chose créé ce trouble, cette troisième identité. S’il est difficile d’avoir les idées claires sur son rapport au monde, la décantation quotidienne ressort dans mes objets. Je pense que ça ne peut pas être une chose où une autre mais bien un mélange de tout cela. C’est aussi une manière d’être intègre pour moi de réaliser ces œuvres dans cet état d’esprit.
Pour moi Faire ses gammes est une sorte de magma coloré où à la fois l’aspect pictural, la matière et l’objet se mêlent, mais entre les lignes c’est aussi une œuvre qui parle du son.
C’est une variation qui fait du bruit mais de manière silencieuse.
La synthétisation est d’autant plus complexe dans ce que l’œuvre convoque du fait que se soit un travail à quatre mains. À nous deux, nous avons énormément de choses à dire.
Léo Bioret : Que dites-vous ?
Marine Class : Faire ses gammes est issu de notre réflexion débutée lors de la résidence au service de soins de suite du Chu d’Angers en 2019. C’est la suite d’un projet intitulé U.L.M. Dans l’un des espace du Chu sont réunis tout un tas d’objets qui aident les patients à se relaxer et solliciter tous leurs sens. L’une des machines se présentait sous la forme d’un petit projecteur découpe qui diffusait un disque dans lequel il y avait des huiles de couleurs. En mouvement, cette image nous a fascinée.
Le disque est la synthèse de nos deux univers : un objet sculptural (commun à nos deux pratiques) qui parle du son mais qui existe physiquement pour ce qu’il est. Dans une volonté de fusion artistique, nous avons réfléchi à la matière et à la couleur et s’est imposée la gélatine alimentaire que Blandine à l’habitude de manipuler.
L’utilisation de la couleur dans Faire ses gammes a été développée en suivant un protocole scientifique qui croisait nos démarches empiriques de travail et créait un véritable laboratoire.
Nous avions en tête de monter une gamme chromatique de la même manière qu’une gamme musicale.
Nous sommes parties de la couleur neutre de la gélatine et nous avons décliné le jaune puis le rouge, le violet, le bleu nous a emmené vers des couleurs très foncées quasi noires puis nous sommes redescendues dans les turquoises pour arriver au vert puis à nouveau au jaune et la boucle se refermait à nouveau.
Nous avons enfin pensé cette installation en lumière en présentant une partie des disques sur une console lumineuse.
Léo Bioret : Que t’apporte cette collaboration avec Blandine Brière et le fait d’avoir ces deux temps dans ta pratique artistique ?
Marine Class : Au cœur de cette envie de collaborer il y a le partage. D’un côté nous avons chacune cette démarche solitaire de l’introspection et de l’autre, tout l’inverse en étant complètement en accord avec un binôme. Cette dynamique est tout autre et est aussi très joyeuse. Nous sommes réellement dans l’amusement quand nous travaillons ensemble !
C’est aussi une forme de liberté de travailler à deux. L’intuition issue de ce travail commun et la confiance que nous nous accordons nous permet d’aller dans des directions que je n’emprunterais jamais dans ma pratique personnelle. C’est pour moi une nouvelle échelle de travail, un nouveau prisme à travers lequel je peux réfléchir et produire plastiquement.
Une autre échelle intervient de plus en plus dans mon travail c’est celle du territoire. Ma pratique prend un angle qui s’adapte à l’endroit où je vis, où je travaille et les matériaux de fait, s’adaptent aussi, changent et suivent ce positionnement. Ma manière de vivre et ma conscience écologique ont cette influence sur mes réalisations et sont prégnantes dans mon travail plastique et dans les techniques de réalisation de mes œuvres. Cette évidence du quotidien aujourd’hui devient également une éthique artistique, une manière de réfléchir autrement les matériaux, les techniques, les formes. La contrainte (que je perçois comme une évidence) stimule la créativité.