YAN BERNARD — Entretien – texte d’artiste, 2018
Texte hybride produit à partir des des échanges avec l’artiste en février 2018 lors dans sa résidence dans l’atelier du département de soins de suite du CHU Angers.
Il suffit de détourner l’attention pour changer le cours d’une perception.
« Chaque technique est une vue sur le monde. La première chose que j’ai faite en arrivant dans l’atelier, c’est le tour du bâtiment de la Claverie depuis mon ordinateur en me déplaçant à l’aide de Google Earth.»
Yan Bernard fait confiance au regard et au comportement observateur de notre proche milieu. La considération d’une perception fictionnelle et transposée qui s’en suit est la conséquence des processus chers à l’artiste. Une pratique de l’image qu’il appuie sur la technologie, le prélèvement, et l’entomocénotique1.
Il s’est forgé un œil fasciné, une attention cellulaire et une écoute2 de son environnement. Son expérience s’est déterminée à travers la peinture, par la transformation et l’ambiguïté.
« J’ai un rapport très fort à la découverte. En prélevant un morceau du réel à la loupe, il est extirpé de son contexte pour lui donner plus de sens. Dans cette contradiction, ressemble-t-il encore au réel ? Morcelé, perd-t-il son identité d’origine ? Mon regard d’artiste est aussi conditionné par une de mes grandes passions, l’entomologie. Les coléoptères sont l’ordre le plus grand au monde et je les trouve fascinants ! »
Yan Bernard a développé une sorte d’acuité, une précision dans ses déductions. La pertinence de ses observations, le mène à une typologie spécifique, un système de création déroutant où sont développés différents degrés de dispersion artistique.
Quant aux insectes, ils nécessitent des conditions précises qui mènent à l’étude. Ils sont à la fois très visibles et se fondent à merveille dans leur environnement. Des capacités effectives du camouflage réinterprétées par l’artiste, qui personnalise les points de vues par une familiarité, la déviation.
Stilleben
Le chercheur se définit comme peintre et inversement. Il utilise des systèmes de réception visuelle inusités pour créer des images et les interroger. Il développe des jeux formels de mises en scène des rapports de forces dans la toile et s’applique dans une considération philosophique et scientifique du détail et de sa dimension spatiale.
« En science on s’est rendu compte que le vide recelait plus d’énergie que le plein. En terme de création sur un ou plusieurs plans, la relation entre le vide et le plein est pour moi une symbiose à parts égales. Une oeuvre est déterminée par son contour et son intrication dans l’espace. Je recherche les vides, là où l’image ne doit pas être car je sais déjà ce qu’il y a dans le plein, le banal.
Je n’ai pas peur du rétinien. C’est à la fois, une accroche mais aussi un détournement efficace de la construction visuelle. Je cherche à comprendre comment elle fonctionne, je trouve les brèches et je m’y engouffre pour en construire une autre. Je m’intéresse à la publicité, à la culture du web, au fonctionnement des illusions d’optiques et aux défauts de traitements du cerveau.
J’apprécie beaucoup les contradictions dans le travail de Pierre Bonnard. Chef de file des Nabis, au néo impressionnisme formel dépassé. Ce peintre, volontairement éloigné d’une imprégnation séduisante et de la mise en scène figée des natures mortes françaises, met en jeu la temporalité de la « vie tranquille3. Sous une apparence technique balisée par son époque, la nouveauté n’était pas dans sa touche, mais bien dans son propos, dans le sensible et le disséminé, le saupoudré. »
Du vide se propage des formes hybrides, typiques des intentions de Yan Bernard : architectures symptômes, aquarelles numériques et sculpture virtuelle. Sa conception s’appuie aussi sur un travail sériel de cohabitation évolutive fonctionnant par sous-séries. Innovatif et joueur, il pratique le désordre et la néo-utilisation comme unique liberté.
Doppelgänger
Yan Bernard poursuit les techniques du simulacre sur un modèle rappelant la théorie de la puce et de l’acrobate. L’acrobate peut uniquement se déplacer sur la corde, alors que la puce à son échelle peut en faire le tour et évoluer sur plusieurs axes, traversant des points de vues inédits.
Les œuvres de l’artiste reflètent un effet de tromperie aux indices de réalisation apparents. Il inscrit son travail du mimétisme dans le prélèvement, le passage, le détournement et la dissociation. Ce glissement venu du hors-champ nous révèle sa spécificité artistique, le « faux-semblant ». Une illusion qui anime un être mythologique se saisissant de l’apparence physique, un double qui la prend tellement bien, qu’il en oublie qu’il est une créature, le Doppelgänger.
« Je ne cherche pas à induire en erreur, il s’agit de ralentir le regard, de le déplacer pour traiter les informations visibles.»
L’implantation forte des outils dans la pratique de l’artiste, affirme l’ambiguïté. Il puise dans leurs capacités un « pouvoir » de création, une fonction de liberté du geste par l’oeuvre générée. Leurs détournements est une manière d’en prouver l’étendue au delà du caractère utilitaire. Il existe un lien d’apprivoisement entre l’artiste et l’outil.
« J’aime me les approprier. Il est curieux de constater comme ‘naturellement artistique’ un pinceau ou un crayon, alors que l’informatique et la reprographie sont considérés comme suspects. Ils sont pourtant une extension de la main et servent à mettre en forme un concept. C’est l’application qui doit déterminer l’œuvre. Je m’intéresse à la perméabilité entre l’art, le design et l’artisanat par le déplacement de l’outil calibré.
Ces digressions de pratiques par l’instrumentalisation de la technique sont une façon de renouveler ce que l’on prend pour acquis en terme d’image.»
Yan Bernard développe son intérêt pour l’innovation en transformant un usage basique en mode d’emploi insoupçonné, spécifique à de nouvelles déterminations et adapté à ses envies de retranscription.
« Je me sers de la dimension classique d’une technique qui, tout à coup, a perdu sa fonction et je la décontextualise complètement. J’utilise par exemple des moyens de productions de multiples que je contrains pour créer des pièces uniques. Je prends des contrepieds et j’inverse la polarité. »
La technique cyanotype est détournée comme dessin-photographique4, un procédé archaïque de révélation, adapté aujourd’hui comme technologie hybride. La tablette graphique comme pinceau ouvre sur autre rapport à la peinture, où les paramètres informatisés génèrent une relation étonnante au geste et au matériel.
« Mon logiciel calcule l’humidité du papier, le temps de séchage, les degrés de pression, l’angle du stylet et la rapidité du trait. J’ai un rapport très ambivalent à l’oeuvre et à sa réalisation. Je passe plus de temps à transcrire une aquarelle numériquement5 où tous les codes sont réunis pour s’y méprendre. »
Métagame architectures
Le métagame est l’ensemble des stratégies et des méthodes qui résultent de la seule expérience d’un joueur et qui ne sont pas explicitement prescrites par quelque règle que ce soit. Pour Yan Bernard, il s’agit de la contrainte appliquée systématiquement dans ses procédés de création.
« Je ne la prends pas comme une épée de Damoclès, elle fait partie intégrante de mon travail et je détermine jusqu’où elle m’appartient. C’est une forme de facilité camouflée par laquelle je pousse l’aspect formel dans ses retranchements.»
Prédilection de déplacement virtuel de l’artiste, Google Earth lui permet d’inventer son propre Système artistique issu d’informations géographiques. Il sélectionne ses vues au gré de ses humeurs topographiques, comme avec un appareil photo. Recueillir, stocker, traiter, analyser et gérer ; des actions relatives au SIG6 que Yan Bernard s’accapare pour créer de nouvelles données plastiques. Les captures d’écran de jeux vidéos7 ou de Google Street View sont des suggestions d’une réalité urbaine. L’oeuvre devient la conséquence du hors-champ. L’artiste prélève des morceaux d’esthétiques architecturales, des décors et des éléments de constructions afin de réfléchir le motif par la multiplication des modules, l’imitation de matière et de texture et d’effets de volumes manufacturés. Cette instrumentalisation du hors-champ questionne valeurs d’échelle et de représentation.
« Cet élément récurrent qui est autour de toute chose et qui permet d’avoir une référence, pour moi, c’est l’architecture. C’est un symptôme figuratif facilement identifiable. J’essaye de toujours adopter une réaction d’observation, une réactivation du point de vue sur l’architecture. J’utilise des formes souvent associées à des fonctions, comme une récurrence qui permet la comparaison. »
« Je parle d’iconophagie, d’une démultiplication de l’image qui est devenue un service dont la consommation n’arrive pas à repaître les gens. Les écrans accompagnent notre quotidien, tout s’accélère et nous continuons à consommer visuellement et virtuellement. Si j’utilise Google Earth, c’est pour produire des images synthétiques et recyclées, mais ce qui m’intéresse n’est pas ce qui est vu, c’est la perte de sens. »
Il utilise les anomalies de l’algorithme comme récurrence et produit l’absurde, des façades de motifs assemblés proliférants8, des peintures de modules dégénérescents9 et un réseau routier impossible10. De véritables illusions issues des collisions observées dans Google Earth et des problèmes d’implantations.
« J’utilise ces erreurs qui sont de très beaux mécanismes. Les repères visuels sur Google Maps sont en partie faux. Ils sont le résultat de nouveaux systèmes de captation. La 3D est directement produite à partir de la 2D. Les habitations sont simplifiées, les façades texturées sont plaquées sur les formes et seuls les angles principaux sont représentés ; créant ainsi de nombreuses impossibilités.
À travers la modélisation je mets en évidence la perte du réel, la faille. Je pratique l’utilisation d’une fausse réalité pour créer un objet concret.»
Blue11 entropie
Yan Bernard a principalement développé la manipulation de la 2D à la 3D pendant cette résidence. Envisagés par l’immersion au sein du bâtiment, les processus de l’artiste se sont imprégnés des espaces et des individus qu’il a côtoyé, et des spécificités des lieux comme support de création.
« L’évidence du rapport au lieu et aux personnes fut forte au cours de cette résidence, ce qui m’importe c’est qu’elle soit contenue dans mes réalisations. L’une des série qui a déclenché le plus d’échanges humains fut celle des perspectives blanches réalisées à l’aérographe, inspirées des couloirs du service de soins.»
Il a progressivement modulé son environnement en utilisant des espaces de transitions, de fréquentation, de progression architecturales et utilitaires du service de soins, en recueillant les données formelles intérieures et extérieures du site.
« J’ai déclenché deux approches plastiques autour des formes générées par des groupements de chaises voisines de l’atelier. Variation est une série de peintures réalisées par décalage photographique progressif de trois points de vues auxquels viennent s’appliquer une succession de déformations informatiques. Cette suite de déplacements physiques puis virtuels a généré neuf toiles de plus en plus abstraites, mais possédant une logique de filiation évidente.
J’ai également testé l’acquisition en trois dimensions du mobilier présent dans le hall à l’aide d’une Kinect12. Cet accessoire de scannage génère beaucoup d’erreurs et des contours en ruine, ce qui en dégage une poétique très forte. J’ai ensuite dessiné à l’aérographe, trait par trait, une trame bleue « tissée » du volume des chaises déformées. Cette dispersion d’un système isolé, passé à travers un remodelage de l’image offre un rendu très organique et flou. Je pars d’un objet concret issu du réel et je lui applique un enchainement d’étapes très balisées. Ce système d’appropriation fort produit une grande amplitude de résultats. »
L’entropie caractérise le désordre microscopique d’un système et son degré de désorganisation, une transformation constante dans les mécanismes créatifs de Yan Bernard et c’est le titre qu’il choisit, représentatif de cette résidence, Entropie, 2018.
Il prend de plus en plus de distance avec le réel de référence. Ses matrices de travail sont développées à partir du plan et des perspectives du bâtiment qu’il emprunte et de nouveaux panoramas leurrés par le pouvoir de l’image informatique.
De récentes maîtrises d’outils, de tests et de découvertes, produisent des créations aux effets visuels contradictoires interrogeant, à un autre stade, le geste de l’artiste et la tangibilité de l’oeuvre au sein de réels inédits. Moteur de rendu de la lumière, programme holographique, système de réalité augmentée, vues aériennes pixelisées à la main et perspectives projetées à l’eau ; les cheminements de l’artiste ont soulevé un autre rapport à l’objet par les filtres, les applications, le mouvement, l’espace virtuel et l’observation par procuration.
« Jusqu’à quand la sculpture en réalité augmentée pourra-t-elle exister ? Le jour où cette technologie sera obsolète, la pièce existera-t-elle encore ? Faudra-t-il faire une mise à jour de l’oeuvre ? »
Drawbot
Conçue pièce par pièce à l’imprimante 3D, Expansion I est la pièce à la plus longue réalisation.
« Ce lien temporel à l’oeuvre me plaît. Je passe par cet apprentissage en espérant toujours que cette étape soit contenue dans l’oeuvre.
J’ai construit mon imprimante 3D, en kit, avec des miroirs, des morceaux de scotch et des élastiques. C’est un modèle Delta avec trois bras et un plateau chauffant.
C’est une machine très sensible aux changements de températures, à la viscosité du fil, la chaleur et la ventilation, mais le principe est simple, il faut que tout soit coordonné.
L’imprimante reproduit en 53 minutes la même pièce octogonale en plastique bleu. Multipliées et mises en réseau, elles prennent la forme d’un grand tapis inspiré des protections en fibres de carbone réalisées par la Nasa, qui s’adapte à n’importe quelle surface de l’environnement d’exposition et sur lequel sont installés des modules en résine.»
En quête du geste ultime, Yan Bernard entretient la perte de sens.
Cette démonstration en cours de réflexion, c’est le drawbot, un dessin réalisé par un robot de type polargraphe. Le dispositif dessine le modèle verticalement à l’aide d’un stylo, de moteurs, de cordes et de contrepoids.
Si l’image créée par l’artiste change de statut par l’automatisation, la place de l’artiste évolue également. Tour à tour, entomologiste, concepteur, programmateur, aquarelliste, chimiste, chercheur ; il est celui qui pratique le désordre, l’entropiste de chaque tentative, le testeur d’un virtualisme authentique.
« Je cherche surtout ce que je vais pouvoir tirer de ces dispositifs en faisant ce pas chassé dans le vide.
L’expérience est souvent très simple mais non-usitée car elle n’est pas ancrée dans une logique d’utilisation. Cette possibilité existe pourtant, je la propose alors. Rendez-vous compte et prenez le temps du regard pour plein d’autres choses. »
- L’entomocénotique ou entomosociologie, est la science qui étudie les peuplements d’insectes par rapport à leur milieu, basée sur le principe de la phytosociologie. Dans un secteur géographique et climatique donné, on trouvera presque toujours les mêmes ensembles de plantes chaque fois que les conditions stationnelles identiques seront réunies. ↩︎
- Sa culture de l’écoute fonctionne de la même manière que son approche artistique, avec un décalage pour arriver à un niveau d’appréhension personnalisé. Le processus d’écoute l’intéresse, les dissonances, le rythme, les ruptures et l’inattendu comme autant de paramètres de conception. Yan Bernard écoute la musique comme un jazz. « Au début, on n’entend pas et à force, tout s’éclaircit. La liberté de la musique qui n’est pas dans l’attendu et le lissé, c’est intéressant » ↩︎
- Stilleben, « vie tranquille », nature morte allemande. ↩︎
- Série de dessins, Propagation, 2015. Dessin-cyanotype, dessiné à la main, déformé par une action numérique et retranscrit par le cyanotype, sur papier Montval de 50 cm x 40 cm. ↩︎
- Série d’aquarelles numériques, Doppelgänger, 2014. Réalisées à la palette graphique et imprimées en digigraphie sur papier Montval aquarelle. ↩︎
- SIG, Système d’information géographique qui gère tout types de données spatiales et géographiques. ↩︎
- Série de peintures, Games architecture, 2013-2014. ↩︎
- Installation modulable, Voxel I, 2014. Assemblage avec des colliers de serrage, images issues de Google Street View imprimées sur mille modules en Formica pur ↩︎
- Série de peintures, Anomalie, 2014. Acrylique et glycéro, captures issues de Google Earth et retravaillées sur Google Sketchup ↩︎
- Série de gouaches d’autoroutes, Paralogisme routier, 2018, images empruntées à Google Street View ↩︎
- Le bleu, une utilisation récurrente dans la pratique de l’artiste. Un choix, une obsession qui permet un détachement du réel. Entre séduction et neutralité, éther et spirituel, cette couleur nous déplace simplement vers le ciel à travers cette longueur d’onde que nous renvoie les molécules d’air. « Je choisis de travailler avec du bleu car j’aime son rapport rétinien, il s’opère une sorte d’attraction et une prise de distance au même moment. Finalement les choses bleues dans le réel naturel il y en a peu. Cette rareté me plait. » ↩︎
- Périphérique adapté au matériel Microsoft et permettant de contrôler une interface sans utiliser de manette. ↩︎