Survivre à la mort

LA GLACIÈRE — Entretien – Exposition, 2013

Selma Lepart & Michaël Verger-Laurent

2ème édition de la Glacière réalisée dans le cadre de la résidence – exposition, Survivre à la mort en 2013 à la galerie AL/MA de Montpellier, graphisme et mise en page : Thomas Rochon, textes : Michaël Verger-Laurent, visuels : Selma Lepart

À travers une discussion s’articulant autour de plusieurs axes —explicatif, descriptif et analytique — amenant à des questionnements plus vastes quant à notre rapport aux machines ou à l’avenir de l’humanité, cet entretien propose un retour sur les différentes étapes qui ont ponctuées cette résidence.

Selma Lepart est artiste plasticienne, elle a collaboré sur ce projet avec le philosophe, Michaël Verger-Laurent. Ils proposent, un mécanisme de survie à la mort et d’en explorer toutes les variables.
Il s’agit à travers cet entretien de comprendre le processus de réalisation de la résidence, des pièces présentées lors de l’ouverture et de montrer par une démarche d’archivage, comment la mémoire et l’identité du travail artistique ont enrichis et éclairé la recherche et la réflexion du projet « Survivre à la mort ».

Léo Bioret : Pour nous c’est un projet de découverte collaborative. Cette résidence de la Glacière, hors de son lieu d’origine (atelier d’Audrey Martin à Sommières) est un rendez-vous important. Vous avez abattus un travail considérable en peu de temps. Dans quel état d’esprit êtes-vous dans ce moment de travail et de réflexion ? Parlez-nous de la mise en place de cette collaboration entre vous deux.

Michaël Verger-Laurent : Aujourd’hui nous nous sommes rendu compte que nous allions réussir à tout faire dans les temps et nous en sommes très contents. Concernant la mise en place de la collaboration ; nous avons déjà travaillé plusieurs fois ensemble. J’ai eu l’occasion d’écrire des textes pour Selma à la fois pour des pièces qu’elle a produites et également pour des dossiers qu’elle a présentés. Comme ces collaborations ont été fructueuses et naturelles, nous avons décidé, quand vous nous avez proposé le projet, que c’était une bonne idée de retenter l’expérience.

Selma Lepart : Audrey Martin m’a d’abord proposé la résidence et il s’est avéré que nous travaillions avec Michaël sur un projet. Ce qui est intéressant dans cette collaboration, c’est le fait que se soit une résidence entre une artiste et un philosophe, et ce n’est pas forcément évident lorsque l’on réuni deux personnes, de faire en sorte que chacun ne reste pas dans son champ d’action personnel ou dans ses facilités. Nous proposons pour ce projet, deux pièces en commun, le schéma et le code Captcha (la version sonore de cette installation a été réalisée par Benoist Bouvot).
Cette collaboration est plutôt positive et le travail s’est fait assez naturellement.

Audrey Martin : Depuis déjà plusieurs mois vous avez composé ce projet en détails. Au fur et à mesure il a pu prendre de l’ampleur et se développer. Quelles ont été les étapes cruciales et importantes dans votre processus de réflexion ? Comment les bases de travail se sont mises en place en amont, théories et recherches, écritures des textes en lien direct avec la réalisation des schémas, etc. ?

Selma Lepart : Nous avons posé les bases en proposant une suite logique à la première résidence de la Glacière. À partir de là, il y a eu un gros travail de recherches pour la première pièce qui est celle du schéma. Nous avons également échangé nos lectures, ce qui a permis de développer les axes importants du projet.

Michaël Verger-Laurent : Mais rien n’aurait été possible sans les transhumanistes !

Léo Bioret : Entrons plus en détails dans le projet et les différentes pièces que vous avez mises au point.
Michaël comment ont mûris les idées des textes. Quels rôles ont-ils dans ce projet ? Cette production écrite fait-elle office de notice explicative du mécanisme que vous proposez ?

Michaël Verger-Laurent : J’ai essayé d’éviter le côté explicatif autant que possible. C’était plus dans une logique complémentaire de ce que les œuvres pouvaient présenter au départ. Le principe dans l’écriture des textes était d’ouvrir le champ des réflexions par rapport aux thématiques que nous abordions. En l’occurrence, la confusion entre mécanisme et vivant et les objectifs que pouvaient rechercher les transhumanistes. Si mes textes touchent leur but, j’aimerais qu’ils créent, chez les personnes qui les lisent, une sorte de constellation de pensées et de réflexions, pour que les lecteurs puissent par leur propre cheminement, trouver des explications par eux-mêmes. Je ne pense pas pouvoir donner ces explications mieux que quelqu’un d’autre.

Léo Bioret : Dans votre intention pour la résidence vous expliquez le fait qu’aujourd’hui, à l’ère de la super mécanisation, le mécanique à mis au défi le vivant. À travers votre projet, qu’elle peut alors être la réponse du vivant face au mécanique ? Y a-t-il réellement un espoir que le vivant prenne le dessus ?

Michaël Verger-Laurent : C’est amusant de présenter les choses sous cet angle car je n’y avais pas pensé sous la forme de la compétition. C’est quelque chose qui a eu lieu mais qui n’est plus trop d’actualité. Ce que nous avons essayé de mettre en valeur dans les différents travaux c’est que, nous avons dépassé la question de savoir si le vivant peut tenir tête au mécanique. Même si il existe quand même ce genre de réactions, notamment lorsque l’on essaye de manipuler la chance. Mais c’est plus une histoire de confusion entre le mécanique et le vivant qui est en train de se mettre en place et qui grignote le Réel. Une confusion s’installe aussi dans la manière dont nous nous concevons et dont nous concevons l’humanité ; j’irais jusqu’à dire, dans son essence même.
Quant à savoir si le vivant va réussir à terrasser le mécanique ; ce n’est pas tant la question, c’est plutôt de savoir où est-ce que la fusion peut s’arrêter et dans quelles mesures elle va complètement transformer notre appréhension du monde. Si cette fusion a lieu, il y a des chances que très vite le réel change de manière assez violente. Les frontières sont de plus en plus floues entre les deux.

Audrey Martin : Votre projet se développe en trois parties distinctes et complémentaires : les dessins, le schéma et le code Captcha.
Selma, les dessins que tu as réalisés durant la résidence semble éclater les mécanismes en détails et ils nous plongent au cœur du projet. Tu abordes clairement l’origine du recommencement, de l’immortalité et de l’éternité. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet ?

 Selma Lepart : Ces dessins sont tirés d’une série que j’ai commencée en 2009, intitulée, Opus Magnum. C’est une série qui gravite autour de la biologie, des petits mécanismes et de la temporalité. Elle regroupe énormément de choses et pour la résidence je me suis basée sur l’ambiguïté entre une structure─ ou une mégastructure─  et sa forme biologique, ou en tout cas ce qu’elle pourrait avoir comme forme biologique. Ce sont des dessins au crayon, le trait est très léger et permet ainsi de proposer un contraste assez fin. Pour la résidence je compte proposer quatre dessins sur papier Canson et un dessin sur la vitrine de la galerie.

Léo Bioret : Comment avez-vous mis au point ce schéma composite qui s’inspire entre autre de la forme du calendrier alchimique de La Virga Aurea ? Comment à-t-il évolué dans le temps pour que vous réussissiez à décomposer à ce point le statut d’évolution de l’être humain. Un tel travail de schématisation artistique semble être une tentative de décryptage scientifique de la  « base secrète » de l’infini.  Selon la voie qu’emprunte un être humain il semble relié à un système évolutif complexe, comme si vous aviez créé des univers parallèles.

Selma Lepart et Michaël Verger-Laurent : Ce processus de schématisation a été long. Nous avons d’abord réalisé un brainstorming afin de regrouper tous les éléments sur lesquels nous voulions travailler. Selma a par la suite fait des recherches sur la meilleure façon d’organiser graphiquement ce schéma. Le projet a assez naturellement évolué vers la forme du cercle. La difficulté a été de trouver des catégories qui pouvaient réunir les objets entre eux et par la suite les lier pour que les éléments fassent sens. Même si nous avons entrepris un travail assez long, je trouve qu’il n’y a pas eu de moment où nous avons été bloqués.

Léo Bioret : Le schéma n’a donc jamais pris le dessus sur vous dans sa complexité?

Michaël Verger-Laurent : Non, mais la manière dont tu l’as décrit est vraiment ambitieuse en ce qui concerne le cryptage scientifique. C’était amusant et intéressant d’essayer de représenter, sous une forme aussi dense (en essayant d’appréhender le schéma d’un seul coup d’œil graphiquement), des problématiques multiples et complexes. Ce schéma n’est pas seulement une alternative à un travail d’écriture  ou de mise en commun. Il me semble qu’il créé une autre forme de pensée qui peut être intéressante pour relier les différents point entre eux. L’intérêt et l’avantage de ce schéma, est d’arriver à cette condensation qui permet ce « coup d’œil » global dont je parlais.

Audrey Martin : Comment le code Captcha à-t- il été inventé ? Comment pourrions-nous vous prouver que nous ne sommes pas des robots ? Qu’est ce qu’il se passe quand un robot essaye de lire ce code ? Et si un jour on mettait au point un robot capable de lire le code Captcha…

Michaël Verger-Laurent : Ce code Captcha est une adaptation de l’idée générale du test de Turing, un informaticien anglais qui est le premier à avoir mis en forme la question de la différenciation entre un humain et un robot. Le principe est de mettre en place une conversation à l’aveugle entre un humain (qui est le testeur) et un interlocuteur non identifiable par le testeur. À travers ce test il doit alors déterminer si cet interlocuteur est un humain ou un robot. Du point de vue de la recherche en intelligence artificielle, ce test est plutôt « décoratif », il s’agit plus de se représenter les choses pour l’humanité en général, d’un point de vue presque conceptuel. Les derniers robots qui ont fait le test arrivent à des résultats assez convaincants et très proches de ce que les humains arrivent à faire. Sur la base d’un même test les robots arrivent à convaincre 59% de leurs interlocuteurs qu’ils sont humains et les humains 63%. Il y a assez peu de différence entre les deux. Il devient de plus en plus difficile de prouver que nous ne sommes pas des robots. C’est justement le problème de l’indifférenciation ; un mouvement général du robot pour se rapprocher de nous et nous imiter à des fins commerciales, ce qui est de plus en plus fréquent. Il y a en même temps un mouvement des humains vers les robots, dans notre manière de penser, de se représenter le monde, etc. Aujourd’hui la plupart des méta structures qui organisent le monde sont robotiques (dans l’organisation factuelle et dans l’organisation réelle) puisque les robots calculent bien plus vite que nous.

Audrey Martin : L’installation Barbelés d’Eden reprend une phrase de Lucrèce Borgia, pouvez-vous nous en dire plus sur ce système de mise en abyme de la lecture?

Selma Lepart : L’idée de la pièce Barbelés d’Eden se base sur un va-et-vient entre cette installation qui est physique et les codes Captcha que l’on trouve dans l’espace virtuel. On déplace ce principe tout en gardant son esthétique. L’installation représente une phrase de Lucrèce en latin et adaptée en code Captcha, très peu de gens peuvent donc la lire et la comprendre. Un niveau de difficulté supplémentaire s’ajoute à la traduction en français de cette phrase qui reste très obscure. Cette traduction ne nous donne pas de réponse quant à cette chose qui est masquée sous plusieurs niveaux de difficulté. Le but étant que cette phrase soit cachée aux robots mais que finalement les humains n’arrivent pas non plus à la comprendre.

Michaël Verger-Laurent : Les problèmes de la cryptographie sont ces jeux d’emboîtements sans fin. Il n’existe pas de niveaux ultimes où l’on arrive à l’essence des choses. Si nous nous lançons complètement dans la cryptographie et la cryptanalyse nous allons nous retrouver à un niveau quelconque et les robots seront à un autre niveau. Cette confrontation ou cette fusion nous éloigne des questions d’essence et je pense que nous allons nous compliquer la tâche à essayer de nous définir par rapport à nous même et de savoir ce que nous sommes.

Audrey Martin : Parlez-nous de la pièce sonore qui est en interaction directe avec la phrase en trois dimensions.

Michaël Verger-Laurent : J’ai découvert que pour chaque code Captcha écrit il existait une version sonore proposée. Cette version sonore est un peu moins complexe que le code écrit et c’est d’ailleurs pour cela que les premiers hackages de Captcha ont été rendus possible. Récemment des hackers ont réussis à casser le Captcha sonore de Google© car ils se sont rendu compte qu’il était codé de manière un peu moins complexe que la version écrite. Ceci-dit les robots essayent avec des logiciels de reconnaissance de caractères de casser les Captcha écrits et ils sont de plus en plus proches d’y arriver.

Selma Lepart : C’est un système qui devient presque obsolète.

Michaël Verger-Laurent : Même en tant que limite formalisée, le code Captcha risque de ne plus fonctionner. Lorsque j’ai  écouté pour la première fois le Captcha sonore sur Gmail© j’ai été absolument fasciné. (Je vous conseille d’essayer si vous en avez l’occasion, lorsque vous souhaitez créer un nouveau compte, un code Captcha vous est demandé en bas de la page pour valider l’inscription. Vous pouvez alors cliquer sur l’icône sonore du code pour lancer cette version). Le son semble venir d’une autre galaxie ou d’un monde interstellaire. Cette voix nous parle pour nous dire une phrase complètement incompréhensible. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre pour la première fois un mot prononcé par ce Captcha sonore. En le découvrant c’est vite devenu une évidence que nous pouvions enrichir la pièce Barbelés d’Eden avec une version sonore, intitulée CAPTCHA.

Léo Bioret : Vous abordez clairement la nature cryptologique de ce projet. Peut-on dire que vous avez mis au point votre propre cryptologie à  travers le schéma et les dessins ? Est-ce votre système scientifique de codage secret ?

Michaël Verger-Laurent : Nous avons même découvert le secret de l’univers mais sous forme codée donc nous ne le comprenons toujours pas ! La constatation qui est faite une nouvelle fois c’est que la cryptographie n’a pas de limites. C’est juste une accumulation ou un enlèvement de niveaux à chaque fois. Cette logique d’escaliers est vite vertigineuse.

Léo Bioret : Est-ce que le secret de l’Humanité, d’être immortel─ si tel est son secret─ n’est pas au fond celui de l’art contemporain ? Faire en sorte que le geste artistique ne meurt jamais ? Nous connaissons le projet de l’artiste Joel Riff qui a produit une archive mondiale des expositions d’art contemporain. Au rythme de 3900 expositions par an, il a véritablement réalisé un archivage marathon. Cet automatisme et cette action de référencement sont une tentative de mise en mémoire du temps. En élaborant cette performance, l’art contemporain peut ainsi survivre à l’oubli !

Selma Lepart : L’immortalité prend plusieurs formes et les principales sont les traces que nous laissons derrière nous. C’est en tout cas la seule possibilité que nous avons aujourd’hui d’être immortels et par là faire durer le geste artistique.

Audrey Martin : La galerie AL/MA de Montpellier à mis à notre disposition son espace d’exposition pendant dix jours.Parlons de votre rapport à l’espace et au lieu de résidence. Comment l’avez-vous appréhendé ?

Selma Lepart : Cette résidence a été très évolutive car les deux premiers jours j’étais toute seule et j’ai pu commencer plusieurs dessins. Michaël m’a rejoint et nous avons travaillé sur la suite du projet (le schéma et l’installation). L’équipe de la Glacière est arrivée après quelques jours et a investit l’espace, donc la manière d’appréhender le lieu a changée une nouvelle fois, c’est ce qui est intéressant.

Audrey Martin : Les mouvements au sein de la galerie ne vous ont pas dérangés ni le fait que le collectif travaille dans le même espace que vous ?

Selma Lepart : Non pas du tout, c’est plutôt enrichissant de travailler comme cela car nous avons pu suivre l’évolution de l’édition, la prise en charge de la maquette, du site, de la logistique, etc. Ce que l’on produit prend forme assez rapidement à travers cette configuration.

Audrey Martin : Cette résidence a-t-elle ouverte les possibilités à long terme dans le même principe de collaboration ? Existe-t-il des extensions du mécanisme que vous avez mis en place ? Parlez-nous de ce projet assez impressionnant de coder une histoire…

Selma Lepart  : Effectivement, nous avons ce projet là en tête mais il risque de mettre pas mal de temps à se mettre en place. Il faut encore que nous réfléchissions au protocole à suivre pour le mener à bien.

Michaël Verger-Laurent : Concernant les possibilités de partenariat à venir, c’est quelque chose auquel nous avons déjà pensé ; dans la continuité de ce projet ou sur autre chose.

Audrey Martin : Michaël, c’est la première fois que tu fais équipe avec des plasticiens. Qu’as-tu pensé de cette expérience et de la manière dont le projet s’est organisé ?

Michaël Verger-Laurent : Je suis assez indépendant dans mon métier et j’ai eu très peu l’occasion de collaborer. Ce n’est pas du tout de cette manière que je réfléchis, c’était donc très intéressant. J’ai déjà travaillé auparavant avec Selma, je savais donc à quoi m’attendre et c’était plutôt agréable. C’est une expérience qui me change de d’habitude.

Selma Lepart  : Ceci-dit, je n’ai pas forcément l’habitude non plus de travailler en commun sur une pièce ou un projet. Ce n’est pas forcément une première pour moi mais ça n’en est pas loin. La difficulté d’œuvrer avec quelqu’un, c’est de trouver un certain équilibre.