AUDREY MARTIN — Notice d’œuvre
« Je pense que nous vivons dans un monde, ce monde, mais qu’il en existe d’autres tout près. Si vous le désirez vraiment, vous pouvez passer par-dessus le mur et entrer dans un autre univers. »1
C’est en créant de l’espace qu’ Audrey Martin propose de passer au-delà du mur. Par le déplacement d’un minéral dans la construction d’une œuvre d’art, cette pièce prend tout son sens. Le mur, une fois construit par une action mécanique volontaire, transforme l’espace et en devient son élément principal.
« En allant au Japon je disposais comme guide d’une mythologie ancienne fabriquée par mes lectures. Un ‘déplacement visuel’ s’était déjà produit dans mon esprit à l’aide d’une imagerie collective […]. Cependant, une fois sur place, le voyageur a ce pouvoir de retoucher le monde et d’abandonner ce recadrage. Le voyage permet de provoquer ce désir de nomadisme, ‘de facto’, dans un entre-deux. Ainsi, entre une abondance d’images fantasmées et une réelle production d’images, il fallait que je trouve ma place. »2
Notre relation au mur forge notre imagination et notre mémoire collective. C’est de cette essence de l’entité murale et du déplacement qu’Audrey Martin s’est inspirée pour produire cette pièce. Elle y présente une construction réalisée sur une base de blocs de Siporex® recouverts d’une épaisse couche de magnésie frottée et lissée. L’effet, très matiéré et d’un blanc vif, donne un aspect éphémère au travail in situ. La magnésie semble en équilibre constant à la surface du mur. D’un côté elle semble l’avoir intégré complètement, comme si les pores du Siporex® l’avaient absorbé ; et de l’autre elle feint l’apparence lisse et géométrique d’un mur solide. La fragilité de la matière calcaire est mise à l’épreuve est reconsidérée dans cette pièce. L’histoire de ce minéral est à l’image du travail très esthétique que produit l’artiste. Audrey Martin s’intéresse au magnésium, un métal très léger d’aspect blanc-argenté. Dans la Grèce Antique le site d’extraction de la magnésie, Magnésia, était un lieu d’une importance stratégique. Il abritait un formidable carrefour d’échanges, de commerce et de passage. Magnisia, signifiait « pierre brillante », cette propriété est exploitée dans la pièce d’Audrey Martin qui joue sur les caractéristiques esthétiques et physiques de ce matériau. Ce blanc minéral très brut renvoie la lumière et attribue à la pièce une certaine préciosité.
Ce travail minimaliste et sophistiqué, renvoie à une action naturelle et simple, celle d’utiliser la pierre pour construire un élément. C’est un esthétisme que l’on retrouve dans la philosophie japonaise et c’est de cette conception épurée et très travaillée qu’Audrey Martin a nommé sa pièce, Iki. Elle réussit à saisir cette notion d’ « idéal » autant dans sa radicalité que dans sa complexité en édifiant un mur déchargé de sa fonction de support.
« Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? »3
C’est en appréhendant ce mur que l’on peut lui donner un nouveau sens dans l’espace. Il attise notre curiosité. Un mur n’est jamais totalement étanche. Il s’ouvre grâce aux portes et aux fenêtres qui viennent le percer pour, en quelque sorte l’humaniser. L’apparente invulnérabilité du mur d’Audrey Martin se brise petit à petit, lorsqu’on s’aperçoit que l’Idée de Mur est transformée par l’artiste en une matière construite ne résistant que part la sacralisation de l’objet d’art. Effleurez ce mur et il s’évapore en une fine poussière blanche laissant dans l’épaisseur et dans le temps une trace indélébile.
« Les pierres enregistrent les événements auxquels elles ont assisté. La poussière du passé, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans celle de ces murs effrités par des mains, par des genoux, par des dos humains. Il n’est pas besoin d’être un voyant pour découvrir, dans leurs lézardes, les lignes de l’histoire. »4
L’image du mur de Berlin a particulièrement marqué l’artiste lors de sa destruction. Cette action de construction qu’elle a entreprit dans l’espace d’exposition reste très symbolique et chargé de référence géo-politique.
« Je pense que c’est un mur optimiste car je vis dans une société occidentale qui me permet de le contourner. »5
La construction se déploie avec l’espace créé par la lumière du film et devient une entité tactile et imposante qui évolue avec la vidéo, impalpable et éphémère. L’interaction entre ces deux phénomènes ne nous place plus face à un obstacle mais bien face à une ouverture sur l’espace. La vidéo prend comme base le sol et interagit avec l’espace du mur qui fait vivre l’image-mouvement et soutient la lumière. Elle est placée à la limite de l’arrête droite inférieure, ainsi, espace et temporalité se lient par l’intégration de l’espace vidéo à celui du mur. Les degrés différents d’espaces nous placent en déséquilibre par les choix d’échelles effectués par l’artiste. La face du mur plongée dans l’obscurité abrite cette vidéo au format intriguant. Elle a été réalisée sur le site de Fushimi Inari, à Kyoto, composé de milliers de portails traditionnels japonais, appelés Torii. Ce sont des passages permettant de séparer symboliquement le monde physique, du monde spirituel.
« Pour moi, ce site est la parfaite représentation de l’état dans lequel me plongent mes voyages. »6
Cet endroit nous suspend à l’infini. Il est le moment clé de l’égarement, non pas dans un lieu mais au-delà. Il permet de toucher du doigt une petite part méditative et un ailleurs. Le film est diffusé en boucle jusqu’à épuisement de la promenade et des repères. Audrey Martin aborde de nombreuses questions d’espaces et d’architecture dans son travail. Le vide s’oppose à elle et lui propose le mur. Elle l’édifie comme un modèle architectural dans l’espace d’exposition. Un mur troué par la lumière qui reflète sa nature même, complexe et paradoxale. Son action artistique rejoint l’explication de Norbert Hilaire sur la nature du mur.
« Le mur protège et réfléchit à la fois. Il est abri et reflet, il est séparation et union. Le mur est un agent double : il nous enseigne que toute séparation est liaison. Ainsi a-t-on raison de souligner que l’architecture, c’est l’invention du trou dans le mur, au moins autant que l’art de l’édification de celui-ci. »7
- Murakami Haruki, « écrire c’est comme rêver éveillé », entretien in, Magazine littéraire, n°421, 1 juin 2003. ↩︎
- Audrey Martin, entretien, 19 octobre 2010, Frac Languedoc-Roussillon. ↩︎
- Jean Tardieu cité par Georges Pérec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974/2000, p.77 ↩︎
- Pierre Sansot, in, Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF / Quadrige, 2001, p. 245 ↩︎
- Audrey Martin, entretien, 19 octobre 2010, Frac Languedoc-Roussillon. ↩︎
- Ibid ↩︎
- Norbert Hilaire, L’Expérience esthétique des lieux, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 224. ↩︎