AUDREY MARTIN — Textes d’exposition, 2013
« (…) L’essence de l’île déserte est imaginaire et non réelle, mythologique et non géographique. Au même coup son destin est soumis aux conditions humaines qui rendent une mythologie possible.»
Nous sommes tous animés d’une manière ou d’une autre par un irrésistible besoin de partir en expédition… Une envie de sortir de notre quotidien et d’ouvrir notre esprit à une nouvelle cartographie. Nous sommes tous à la recherche de notre Carte au Trésor. Gilles Deleuze tente d’expliquer la création des îles sous son point de vue philosophique dans Causes et raisons des îles désertes, les cartographes les répertorient et les scientifiques les étudient. L’artiste, elle, leur donne une nouvelle place dans l’océan, mais aussi une forme renouvelée par le geste artistique.
Les deux pièces proposées par Audrey Martin, dans son projet intitulé, A la dérive, gardent un aspect flou et mystérieux. Des îles désertes sont reproduites, présentées sous la forme de constellations et des sons non identifiés sont proposés à l’écoute. Audrey Martin tente de nous familiariser avec des zones géographiques où l’homme n’a pas encore tout découvert, où le doute persiste et les questions restent plus présentes que les réponses. En adaptant le terme d’«Atlas des îles abandonnées», emprunté à l’auteure, Judith Schalansky, Audrey Martin nous permet d’approcher ces îles désertes et d’achever un voyage autour du monde au sein d’un même espace. Les échelles considérablement diminuées nous font perdre tout repère géographique, ne subsistent alors que les formes insulaires, à la manière d’un Atlas répertoriant des espèces mythologiques tout droit sorties des abysses.
« J’ambitionnais non seulement d’aller plus loin qu’aucun homme n’était encore allé, mais aussi loin qu’il était possible d’aller… »1
L’artiste nous propulse dans une expédition de découverte et de recherche de l’inconnu ; un mouvement autour du monde à la manière d’un voyageur immobile.
Dans cette exposition, A la dérive, Audrey Martin nous propose une « mythologie de l’aquarium ». Le site historique du Seaquarium du Grau du Roi, propose de découvrir la faune de nombreux fonds sous-marins. Il nous présente les gardiens des îles abandonnées, les requins. Le tunnel des squales est la première partie de l’aquarium qui fût construite dans le cadre d’un programme de prévention et de protection des requins. Ce véritable Palais de la Mer nous guide à travers un immense couloir noir où nous pouvons découvrir les grands prédateurs sous d’épaisses vitres. C’est dans cet environnement d’observation presque hostile qu’Audrey Martin présente sa pièce sonore, O.S.N.I ; un montage de plusieurs sons non identifiés, enregistrés et répertoriés par la National Oceanic and Atmospheric Administration depuis 1991. L’un d’eux a été enregistré au point Némo (Le nom donné au pôle maritime d’inaccessibilité, le point de l’océan le plus éloigné de toute terre émergée.) Une zone résolument mystérieuse et que l’on peut même situer d’après la nouvelle de Lovecraft, L’appel de Cthulhu, comme la cité engloutie de R’lyeh.
La dizaine de sons répertoriés en ultra-basses fréquences est toujours d’origine inconnue et fait clairement fonctionner notre imagination. Des phénomènes, dont l’intensité a pu être enregistrée sur différents hydrophones à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Les sons ont été nommés (Bloop, Slowdown, Train, Julia) comme pour se rassurer sur leur origine et pouvoir leur donner un semblant d’explication scientifique. L’artiste ne cherche non pas à démystifier les sons mais plutôt à leur donner une nouvelle explication, un statut inaccessible d’oeuvre d’art non identifiée. En s’inspirant du système de répertoriation de la NOAA, Audrey Martin déploie ces sons dans l’espace et par son action, le site scientifique et de découvertes devient un concentré de recherches artistiques.
«Il y a dans l’idéal du recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui le reprend pour l’approfondir et le reculer dans le temps. L’île déserte est la matière de cet immémorial ou ce plus profond.»2
Dans ce projet d’exposition, l’artiste a beaucoup travaillé sur la base de certaines définitions et a joué sur leur double interprétation.
Constellation, groupe d’étoiles voisines sur la sphère céleste, présentant une figure conventionnelle déterminée, à laquelle on a donné un nom particulier. Groupe de choses éparses. Audrey Martin a basé son processus de travail sur le principe de la constellation. Les motifs présentés ont tous un nom et se déterminent par leurs formes géographiques et historiques.
Ces constellations d’îles ressemblent au ciel étoilé que pourrait apercevoir le navigateur situé au Point Némo et dont les plus proches êtres humains seraient ceux de la Station Spatiale Internationale. A la dérive, le navigateur tourne son regard vers le ciel pour se guider. C’est cette recherche de point de repère qu’Audrey Martin nous propose dans cette exposition. Ou plutôt la perte des points de repères et des échelles qui engendre de nouveaux questionnements et de nouvelles réactions spatiales.
Ces îles éparpillées et abandonnées dans le monde sont toutes reliées entre elles par des morceaux d’océans. Elles sont regroupées au sein du Seaquarium le temps de ce projet d’exposition. Le sable qui recouvre les formes des îles a été ramassé sur la plage la plus proche du Seaquarium. Les motifs des îles sont découpés dans des pochoirs en PVC de 3 mm d’épaisseur ce qui permet à l’artiste de recommencer chaque pièce de l’oeuvre à l’infini.
Les îles sont normées, nommées et ramenées à l’échelle d’une archive cartographique. La matière première de «l’île déserte», le sable, détermine la surface de ces îles proposées dans l’espace du Seaquarium. Cette invitation au voyage cartographique fait fusionner réalité et fiction. Ce projet d’Atlas cristallise le statut de l’île déserte et abandonnée, par l’échelle réduite de ces modèles. Loin du stéréotype de l’île déserte, chacune d’entre elles a son histoire et ses anecdotes, chaque île a une identité bien définie.
Atlas, recueil ordonné de cartes, conçu pour représenter un espace donné et exposer un ou plusieurs thèmes.
La pièce intitulée Anaximandre se retrouve à la condition d’un planisphère qui répertorie et présente les terres émergées et oubliées des océans. En reprenant le principe de l’Atlas, l’artiste nous interroge sur des questions propres aux explorateurs.
« (…) à la question chère aux explorateurs anciens ‘quels êtres existent-ils sur l’île déserte?’, la seule réponse est que l’homme existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan (…) » Gilles Deleuze
Il existe plusieurs sortes d’îles développées par le langage et l’imagination: l’île déserte, l’île paradisiaque, l’îlot, la presqu’île, l’atoll, l’île au trésor…
Derrière tous ces termes insulaires, mystifiés ou scientifiques se dessine la cartographie de notre imagination. C’est précisément en faisant appel aux recoins les plus explorateurs et les plus mystiques de notre esprit que ce parcours artistique a été pensé. Nous nous sommes forgés des ressentis et des impressions lorsque nous sommes confrontés à une île. Des désillusions, des espoirs, des rêves et des légendes qui alimentent les codes d’une définition de l’Île. Elles nous ont toujours fascinés et peuplent notre quotidien. L’isolement, que l’on recherche ou que l’on fuit. L’aventure, le repos, le calme, la folie, les histoires et les légendes. À la dérive, c’est l’état que recherche Audrey Martin lorsqu’elle présente ses pièces. En parcourant et en faisant le tour de ces îles abandonnées dont on rêverait de fouler le sable, nous dérivons vers le prochain continent sans savoir ce qui nous attend.