FRANÇOIS BRUNET — Édition, 2016
Le dernier essaim avant la fin du monde
D’abord, il fait noir. Petit à petit, la lumière au bout de l’endoscope fait apparaître des parois de pierre. L’obscurité dévoile pour la première fois ses secrets. La cavité est profonde et les recoins regorgent d’alvéoles et de constructions incrustées dans chaque failles de la pierre. Ensuite, le calme. Aucune activité, aucune entrave à la progression de la tige articulée. Les couloirs rétrécissent, pour s’ouvrir quelques centimètres après, sur des zones plus larges tapissées de petites cases operculées, vides, occupées jadis par des larves blanches juteuses se tortillant, en vie.
Le faisceau lumineux semble chercher en vain un quelconque mouvement, un signe d’occupation des lieux, une danse calculée, une survivante…
Enfin, le silence. Il faut se rendre à l’évidence, elles ont disparues.
L’explorateur n’a rien trouvé d’autre que le vide, les vestiges d’une activité passée. Il range sa caméra, jette un dernier regard au bloc de pierre de l’entrée et se rend à l’évidence.
Elles ont passées l’été à se battre. Les réserves de nectar étaient donc faibles cette année, les frelons ne leur ont laissé aucun répit.
Tout était une question de décollage et d’atterrissage. Le mur se dressait comme un support protecteur abritant tout un ecosystème. Un équilibre qui menaçait de basculer à tout moment.
Sept mètres de haut sur soixante-dix de large, un mur colossal principalement constitué de blocs de schiste. Une partition apparaissait sur le parement, irrégulière et très dense: les blocs de tuffeau s’incrustaient entre les tranches d’ardoises bleutées, grises, presque rouillées et blanchies par endroit, quelques zones de briques orangées se distinguaient sur le mortier gris et la végétation colonisatrice aux couleurs chaudes de l’été, terminait la composition. La base du mur, un contrefort en pente douce cimentée, soutenait le mur sur un mètre trente. Les mousses, en colonie, vertes, marrons et rougeâtres, alternaient avec des petites taches de lichens blancs. Le lierre recouvrait la plus grande partie de la base du mur. Telles des échelles multipliées, se hissant tout en haut de l’édifice, les tiges aux feuilles en coeurs vertes du lierre, grimpaient toujours plus hautes entres les squelettes blanchis et secs des anciennes tiges invasives.
Au pied du mur, une première stratification de végétation, riche, qui se contraignait sans limite au profil et au relief de la construction en pierres. Giroflées, jeunes chênes et érables, noisetiers et petits épicéas, euphorbes et graminées, rivalisaient de verts, de marrons et de jaunes avec, les arbres immenses qui encadraient le mur. Un laurier sauce garni, un tilleul odorant et deux frênes plus hauts que le mur, se dressaient, solides.
Sur la partie haute du mur, les sédums rougissaient sous leur minuscules et nombreuses fleurs jaunes et blanches. Un tapis qui s’étirait entre les frondes verdoyantes des grappes de fougères de Boston. Lorsque le lierre a rejoint le sommet du mur, il a continué à faire des branches, tiges et fleurs vers le ciel, redemandant de la pierre, dressé tel un conquérant.
L’entrée de la ruche se trouvait à deux mètres dix du sol, une meurtrière délimitée par un grand linteau d’ardoise de plus d’un mètre horizontal, au dessus de l’entrée d’une vingtaine de centimètres de large sur six de haut.
Le rectangle était soutenu par une plateforme en ardoise intérieure, une grande veine de lierre poussant d’un côté.
Dans la discrète ouverture, on distinguait quelques ouvrages en cire, mais surtout, les butineuses s’envolant au travail et revenant chargées de pollen. Un balai incessant et très organisé, car tout était une question de décollage et d’atterrissage.
Leurs grandes pattes trainant derrière l’abdomen, leur vol était lourd et menaçant. Les prédateurs n’ont aucune crainte à s’approcher à quelques centimètres de l’entrée de la ruche.
En vol stationnaire, ils répétaient les mêmes vols d’observation, d’attente, de tentatives et enfin d’attaque. Les antennes dans l’axe de décollage, le moindre mouvement sortant de la ruche et ils fonçaient droit devant, les torpilles étaient précises. Si ce n’était pas un succès, la prochaine travailleuse était vouée à être leur proie.
Les abeilles noires ne se sont pourtant pas laissées faire. Elles ont lutté avec courage et force depuis quatre ans, mais les ravages se sont fait sentir. Les techniques de défenses étaient à leur image, collectives et dévouées. Des grappes de centaines d’abeilles sortaient de la cavité en se laissant glisser le o-long de la pierre chaude. La force fut dans le nombre. Elles piquaient en dernier recours et quand certaines d’entre elles se sacrifiaient, c’était pour sauver la Reine.
L’artiste les observa d’un printemps à l’autre. Il y avait surement trop de frelons cette année. Les survivantes comptaient sur le lierre comme dernière source d’énergie de la saison, mais les frelons étaient tapis derrière les feuilles luisantes de la plante grimpante.
Les têtes sont tombées…
L’hiver fut parfois doux, parfois rude. Les bourgeons sont allés très vite et se sont fait avoir une fois de plus. Le soleil chauffait à nouveau la pierre, le mur commençait à s’agiter. Le nettoyage de printemps débutait.
L’artiste semblait inquiet, leurs premiers allers-retours avaient changés, leur comportement n’était plus le même. Il faisait bon, mais aucune d’elles ne sortait, puis les grappes se reformèrent à l’entrée. Le lendemain, plus rien. Les jours se suivaient, se réchauffaient et les butineuses sortaient de manière très aléatoires. Les grappes s’intensifiaient, les vols étaient désorganisés. L’artiste était prêt, il savait que c’était la seule solution. Il s’approcha, observa, se questionna.
Et ça a commencé. L’essaimage dura de longues minutes. Il ne fallait surtout pas rater l’évènement. L’artiste était là, protégé par sa vareuse et admiratif devant ce spectacle unique. La masse impressionnante se fixa en haut du frêne le plus grand. Une boule vrombissante, exposée et vulnérable. Inventer une solution artistique à la survie, un acte non prémédité qui a amené l’artiste a fabriquer une perche. Un immense assemblage de bouts de bois de sept mètres de haut portant un carton à son extrémité. Le cosmonaute s’activait sous l’arbre, la tete levée au bout d’une grosse branche, les bras tendus, les mains serrées sur la perche en bois, il effectuait avec son outil une chorégraphie lente et concentrée. Un équilibriste manoeuvrant cet immense bout de bois vers l’essaim. Un premier essai et les bras de l’artiste lancèrent une première détente vers les insectes. D’un coup sec, le carton bouscula la branche et l’essaim tombe dans le fond de la boite. La descente sembla s’effectuer au ralenti. L’artiste posa le carton au sol et s’approcha pour observer sa peche arborée. L’essaim était bien là, collé au carton. iL rabattit le couvercle de la boite et l’entoura de scotch marron. Le bruit à l’intérieur était impressionnant et les dizaines de milliers d’abeilles furent chargées dans le coffre d’une voiture. Cette prise resta longtemps secrète. Partout, l’abeille noire était devenue une légende, un insecte mystifié que les habitants n’avaient plus croisée depuis de nombreuses années. Près de la ruche sauvage, les volets de l’atelier sont restés fermés… L’artiste a disparu lui aussi.
Sur plusieurs hectares, les plantes mélifères et arbustes fleurissent et proposent une gamme de couleur large et dense. Châtaigniers, tilleuls centenaires et murets de vieilles pierres, encadrent le champ comme une enceinte protectrice, un jardin de Babylone aux richesses cachées. Quatre poulaillers sont situés le long du muret le plus végétalisé, mi-ombragés par les groseillers à maquereaux, les acacias et les jeunes arbres fruitiers en pleine floraison. Les pollens laissent une odeur tenace et poussiéreuse dans l’air. Des dizaines de paires de pattes écaillées, grattent le sol soulevant une fine poussière et quelques touffes d’herbes. Certaines d’entre elles, les plus petites, « s’enfouissent » dans leurs cratères creusés pour profiter des rayons du soleil. Les bantams et leur plumes cotonneuses se faufilent à toute vitesses entre les mastodontes Coucous de Rennes dès que les grains de blé et de lin tombent au sol. Les coqs gaulois se répondent, le plus petit semble avoir mal à la gorge en essayant de s’égosiller plus fort que les autres. Des poules, gardiennes des lieux, partout, circulant à leur guise dans le champ. Elles se concentrent cependant près de l’un des murs ou se trouvent des poulaillers à étages, soutenant chacun un toit terrasse ou poussent du blé et du lin par carré de verdure. Les structures en bois de chaque poulailler sont peintes de couleurs vives et sont reliées par un système de récupération d’eau adapté. Au bout de cette rangée de poulailler, une cabane tout en longueur à l’unique porte cadenassée abrite une mielerie.
Le mur d’enceinte le plus haut se trouve dans une zone plus humide et plus ensoleillé. Au milieu de cette tourbière, au pied du mur, des centaines de sarracénies dressent leurs tubes protecteurs ou viennent s’échouer les frelons, hypnotisé par l’odeur des plantes grasses. Une boite en bois sur pilotis dans ce décor étonnant, est le théâtre d’un vrombissement d’ambiance et de vols réguliers a destination de chaque fleur à disposition. Une forte odeur citronné et de propolis s’échappe de l’unique ruche surmontée de deux hausses massives remplies de miel gonflé de senteurs. Il est assis à cinquante mètres de la ruche au pied du plus vieux tilleul. Bienveillant, sur un immense perchoir de deux mètres de haut, bleu nuit, prenant la forme d’une tour de guet ; l’artiste habillé d’une vareuse blanche, sa voilette rejetée en arrière, les yeux vissés dans une paire de jumelles, suit l’activité de la ruche à distance. Attachés à portée de main sur la partie gauche de la chaise, un seau remplit de grains de blé et de lin. Derrière lui, l’arbre aux cent mille fleurs accueille des centaines d’abeilles.
Il observe presque immobile, faisant craquer le bois de la très grande chaise par intermittences. Un carnet, fixé à l’accoudoir est recouvert de notes, de croquis, de schémas. L’artiste, pose ses jumelles, attrape son stylo et s’apprête à saisir quelques informations. Le stylo lui échappe des mains et disparait aux pieds de la chaise dans les hautes herbes. ses réflexes entrainent sa chute.
La chaise vacille, craque plus fort, se tord et casse. L’artiste geint, essayant de se relever parmi les graminées et les fleurs de trèfle roses. Les abeilles sont au travail dans les fleurs. D’un geste vif de protection, il rabat la voilette de sa vareuse. Elles sont alors prisonnières, entre une oreille, des mèches de cheveux et du tissu souple. Une respiration essoufflée ressentie dans l’habitacle, elles paniquent. Les deux abeilles tente une fuite, impossible. Lorsque l’artiste s’en rend compte, leur décision est déjà prise, le danger est bien présent il faut piquer.
Les deux décharges électriques derrière l’oreille et à la base du cou le surprennent, le font reculer et tituber alors qu’il vient à peine de se relever. Sa main s’écrase sur son cou, il retire instinctivement le chapeau voilé, mais la peau a déjà rougie et la douleur le lance. Les deux prisonnières rendent leur dernier battement d’ailes pendant que l’humain cherche de l’air de plus en plus difficilement. Etre un sauveur d’espèce, allergique aux piqures est finalement une malédiction ironique. Il essaye de bouger le moins possible, le regard fuyant, l’espoir se dispersant au gré d’une brise faisant chanter les feuilles des arbres au loin.
…
L’explorateur referme son étui de caméra d’un geste sec, le visage empreint d’une tristesse non dissimulée. Il porte les yeux à sa montre, agrippe la sangle de son sac, sur le départ, décidé. Il sursaute et lâche de surprise la housse de l’endoscope, qui tombe dans un bruit étouffé sur la terre sèche et dure du sol.
Ses yeux sont fixés sur un mouvement continu sur la toile de l’étui, un léger vrombissement accompagne cette intrigue. Il s’accroupi, les mains à plat sur les cuisses, le regard fasciné par ce qui vient de le surprendre. Venue de nul part, elle s’est posée et elle danse.
Onze centimètres, les ailes vrombissantes, l’abdomen frétillant elle se déplace en ondulant le long d’un axe d’environ 190 degrés par rapport au soleil, effectuant un huit dans un sens, puis dans l’autre à quelques secondes d’intervalles. Elle est inespérée. L’insecte est posé et répète mécaniquement ses mouvements, l’explorateur la suit des yeux. Il regarde une deuxième fois sa montre puis le soleil bas dans le ciel. L’abeille noire délivre son dernier message, avant la fin du jour.
Un petit pan de mur jaune
Quand François Brunet fait acte de peinture, tout comme il parle de peinture, tout est question d’interprétation. La peinture est pour lui
« une manière assez proche du fonctionnement de l’existence. »1 La série d’aquarelles, Refaire le Monde est la production la plus récente de l’artiste. Il propose un rapport … au paysage, des modèles d’horizons et de nouvelles mises en scène à ses formes géométriques sur des formats variables. Le traitement des couleurs fait partie d’une grande réflexion menée depuis plusieurs années par l’artiste. La couleur est son personnage principal, elle construit l’espace. François Brunet nous fait partager sa fascination pour les pigments et leur instabilité, générant une relation à la couleur unique dans un phénomène de contemplation irrépressible.
La couleur est peut – être sa religion, son mantra, ce par quoi il jure/joue dans sa production artistique. L’Atelier des Hausses est l’occasion pour l’artiste de montrer des réalisations inédites, dévoilants sa manière de travailler et de réfléchir sur la construction de ses oeuvres. Objets, photographies et couleurs, forment la nouvelle expérience de la peinture de François Brunet.
Le contexte de la tentative par l’objet se prête à ce type de projet expérimental. Nouvelle réserve dans ses aplats de couleurs, l’objet. L’objet a toujours fait partie des réflexions de François Brunet, il leur réserve une place de choix dans cette exposition alors qu’il ne restaient que représentation figée, sujet d’étude, ombre et sujet de travail dans son atelier. Au lieu de tourner autour et de l’observer, l’artiste prend soudain le parti pris de lui faire face, de le prendre à bras le corps, de s’en saisir pour le révéler complètement. L’objet sans fonction, laissé pour compte, l’utilité oublié d’une chose est un espace d’interprétation qui fascine l’artiste.
Nouvelle relation à l’oeuvre, à l’image et à la peinture la peinture est aussi sur l’objet (la chaise peinte et les boites de radiateurs peintes) > les objets donnent aussi une nouvelle liberté de créer à l’artiste en redessinant l’espace d’exposition. Le rapport au tracé, aux lignes de constructions, aux traces. L’expérience de la peinture murale en utilisant l’objet comme guide et comme support visuel.
«Le champ de la photographie est rentré dans mon travail pictural pour créer une hybridation. Les questionnements de connexions et d’assemblages entre ces deux pratiques ont commencés par des collages mentaux, qui n’étaient ni dense, ni riche. J’ai ensuite utilisé toutes sortes de techniques pour représenter des objets que je prenaient en photo dont la vectorisation, la vidéoprojection et le latex prévulcanisé. C’est à partir de là que les tracés, les zones de sélection, de disparition et de réserve dans la couleur, m’ont interressés. C’est en acceptant des résultats plastiques qui m’échappaient totalement que j’ai vraiment construit ma pratique de la peinture et de la construction visuelle. Toucher une spécificité du langage par l’interprétation, le sens prendra une direction ou une autre. Il n’y a pas de certitude. »2
Hausse
n.f
Objet et substantifique moelle.
Caisson en bois sans fond, ajouté en haut de la ruche pour stocker une production vitale, le miel. Son contenu est destiné aux êtres humains, c’est la part qui leur revient. Un vol complètement délibéré, qui s’opère en plein jour, enfumoir à la main.
Voici la valeur ajoutée, la base de la construction, l’enceinte du travail de production. La hausse est l’atelier, l’ajout qui contient un équilibre, une solution à l’organisation de la collectivité, le rendement supplémentaire. Cet étage contient des cadres. La hausse soutient, érige, entoure et supporte à la manière d’un châssis, bâti de menuiserie sur lequel la toile d’un tableau est tendue et clouée. La création dans cette boîte, c’est l’alvéole ou la forme géométrique.
Art. Ready-made obsolète
La hausse est un guide, un entrepôt aussi.
La hausse a deux cent quatre vingt six ans.
- Rencontre dans l’atelier de François Brunet, 2015, Angers. ↩︎
- Rencontre dans l’atelier de l’artiste François Brunet, juillet 2015, Angers. ↩︎
Crédits photographiques : Peindre avec un appareil photo, François Brunet, 2013-2016